Il décide, quelques jours plus tard, de l'annexion de Gênes et de la Ligurie à la France. Il fait de la République de Lucques une principauté, confiée à sa sœur la princesse Élisa, qui règne déjà sur Piombino.
Les choses sont simples dès lors que l'on possède la force et la détermination.
« Une nation est bien folle lorsqu'elle n'a point de fortifications, point d'armée de terre », confie-t-il à Caulaincourt.
Si l'on dispose des six heures nécessaires, l'Angleterre verra arriver « dans son sein une armée de cent mille hommes d'élite et aguerris... ».
Que pourra-t-elle contre moi ?
S'allier à la Russie ?
Le roi d'Angleterre et le tsar ont conclu un traité pour refouler la France dans ses frontières de 1789 et installer à Paris un gouvernement qui leur convienne et efface la Révolution. Qui le pourrait ?
« Il y a des gens qui me croient sans bile et sans griffes ! Écrivez-leur, pardieu, dit-il à Talleyrand, qu'ils ne s'y fient pas ! »
Il est sûr de lui.
Il retrouve les champs de bataille de sa jeune gloire, Marengo, Castiglione. Il entre parmi les acclamations dans ces villes qu'il avait conquises, Mantoue, Vérone, et dont il est le roi. Il visite Bologne, Modène, Plaisance, Gênes.
Il fait manœuvrer trente mille hommes sur le champ de bataille de Marengo, et la garnison de Milan défile sur le Foro Bonaparte.
Il aime ces paysages, ces villes, ces ponts qu'il a franchis à la tête des armées. Il aime ce printemps italien. Il chevauche de longues heures et il lui arrive, en une journée, d'épuiser cinq chevaux.
Parfois, un souvenir douloureux revient.
Il est monté sur le parapet des fortifications de Vérone. Il regarde la ville dont les toits de tuiles composent un lac rouge.
« Mon pauvre frère Louis, dit-il, c'est ici, dans cette même ville et dans nos premières campagnes, qu'il éprouva l'accident le plus funeste. Une femme qu'il connaissait à peine viola son domicile. Depuis ce temps il est livré à des agitations nerveuses, variables selon l'atmosphère et dont il n'a jamais pu se guérir. »
Voilà les ombres qui reviennent.
Louis, malade, hostile, refusant de laisser adopter son fils aîné.
Lucien ?
Napoléon se confie à Caulaincourt, la voix dure, les gestes nerveux. « Lucien préfère une femme déshonorée, dit-il, qui lui a donné un enfant avant qu'il fût marié avec elle, à l'honneur de son nom et de sa famille. »
Ces pensées le blessent en cette chaude fin de juin 1805 qu'il passe à Gênes. Il regarde le lit qui fut, ont assuré les Génois en lui faisant visiter sa chambre, celui où coucha Charles Quint.
Il est cet homme-là qu'on compare aux plus grands, et aussi celui dont les frères refusent de l'aider. Il est cet Empereur sans fils.
Il reprend d'une voix amère.
Il ne peut que gémir, dit-il, du grand égarement de Lucien.
« Un homme que la nature a fait naître avec des talents et qu'un égoïsme sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de la route du devoir et de l'honneur. » Il va vers la fenêtre de sa chambre qui, dans le palais, domine le port de Gênes.
Trois frégates et deux bricks manœuvrent, toutes voiles dehors. Il les regarde longuement.
Il a dû, il y a quelques heures, modifier son plan de descente en Angleterre. Villeneuve n'a pas été capable de rencontrer aux Antilles l'escadre de Missiessy. Toutes les manœuvres prévues ont pris du retard. L'invasion de l'Angleterre aura donc lieu entre le 8 et le 18 août, et non pas en ce mois de juin.
Il s'accoude à la fenêtre, suit des yeux ces bateaux. Jérôme les commande. Jérôme, qui a accepté d'abandonner son épouse américaine et de se plier à la raison.
Peut-être sur Eugène de Beauharnais, qu'il vient de désigner vice-roi d'Italie.
Il dit à Roederer : « S'il se tire un coup de canon, c'est Eugène qui va voir ce que c'est. Si j'ai un fossé à passer, c'est lui qui me donne la main. »
Il a confiance dans ce jeune homme de vingt-trois ans, digne et courageux. Il voudrait l'aider, dans la tâche si difficile de gouverner les hommes.