Il aperçoit des chevaux tenus par des officiers autrichiens. Deux envoyés de l'empereur François II, Stadion et Giulay, sont là qui l'attendent. Il les écoute, tête baissée. Il faut jouer l'homme inquiet, irrésolu, tenté par la négociation, incertain de ses troupes, prêt à accepter un ultimatum mais soucieux par orgueil de ne pas céder.
Puis, voici l'envoyé du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, M. d'Haugwitz, qui lui aussi exige, sous couvert de médiation, une capitulation. Il est si sûr de lui !
Napoléon l'écoute patiemment, puis lui demande de se rendre à Vienne auprès de M. de Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, avec qui la négociation pourra s'engager. Haugwitz accepte avec joie. Dans ses yeux, Napoléon lit la certitude qu'il suffira d'attendre quelques jours pour que la Grande Armée ne soit plus qu'une cohue vaincue, en déroute. Alors on dictera à ce Bonaparte les conditions que l'on voudra.
Napoléon confie à un aide de camp le soin de conduire M. d'Haugwitz à Vienne en passant par le champ de bataille d'Holabrünn où les cavaliers se sont opposés : « Il est bon que ce Prussien apprenne par ses yeux de quelle manière nous faisons la guerre », murmure-t-il.
Il envoie le général Savary auprès d'Alexandre Ier pour que le tsar fasse connaître ses exigences, lui dépêche un plénipotentiaire.
C'est le 28 novembre au soir. Napoléon galope dans la nuit et le brouillard et son escorte a du mal à le suivre. Il retourne au relais de poste de Posorsitz. Derrière lui, il entend Lannes et Soult qui s'injurient, se menacent, se défient. Il se tourne vers eux et se contente de les regarder. Il ne veut rien savoir de leur dispute. Quels hommes sont-ils pour se disputer ainsi ? Une querelle ne vaut que si elle engage tout l'être. Le reste est dérisoire.
Il parcourt à cheval les vallons et les collines, longe les étangs. C'est maintenant qu'il va jouer le pion dont tout dépend.
Il appelle un aide de camp : qu'on apporte aux divisions du 4e corps, qui occupent Austerlitz, l'ordre d'abandonner la ville et de reculer vers la route de Vienne.
L'orifice de la nasse va s'ouvrir.
Il monte dans sa berline. Il grignote une cuisse de poulet et boit un verre de chambertin coupé d'eau, puis, enveloppé dans sa redingote, il s'endort.
À l'aube, il est à cheval. Il court vers les avant-postes, les dépasse, revient à son bivouac qui a été établi un peu en arrière du plateau vers le village de Schaplanitz. Il est impatient. Les Russes auront-ils joué comme il l'a prévu, avançant enfin, dégarnissant le plateau de Pratzen, occupant les positions abandonnées ? Il serre ses mains dans son dos, se précipite vers Savary qui revient du camp russe et annonce que les divisions de Koutousov sont en marche, qu'elles sont entrées dans Austerlitz.
Voilà. La partie est engagée comme il l'a prévu. Il peut aller au devant de ce prince Dolgorouki qu'Alexandre a consenti à lui envoyer.
Napoléon s'élance. Il se sent si sûr de lui qu'il lui semble que ce qui se déroule est sans surprise. Il se défend de cette confiance qui le gagne. Il ne faut jamais être sûr que de soi. Tout le reste peut vous échapper.
Il pense tout à coup à Trafalgar. Cette bataille qu'il engagera effacera la défaite morale. Il descend de cheval, gravit une petite pente, piétinant dans des herbes humides. En face de lui, le prince Dolgorouki, méprisant.
Le prince réclame l'Italie, la Hollande, la Belgique, la capitulation en somme.
Napoléon retourne à son bivouac. Les sapeurs de la Garde ont fabriqué, avec des débris de portes et de volets, une table et des bancs, comme on en voit dans les fêtes de village. Napoléon s'assied. Il parle avec une insouciance joyeuse, puis il s'installe dans sa voiture et s'endort.
Le 30 novembre, après avoir parcouru à cheval toutes les routes et s'être assuré que les Russes et les Autrichiens continuent leur avance, il se retire à seize heures trente dans sa berline.
Il faut pour gagner cette bataille que chaque soldat sache ce qui est en jeu.