Puis il passe dans le cabinet de toilette, où Constant se tient, présentant à Napoléon sa culotte de casimir blanc. Chaque jour elle est tachée de traces d'encre, puisque parfois Napoléon y essuie sa plume, ou bien maculée par le tabac râpé gros que prise le Premier consul.
Bourrienne commence à lire les dernières lettres arrivées. Il en est deux de Lucien.
Lucien proteste, s'excuse : « Je ne nie point qu'il me manque beaucoup de choses, je sais depuis longtemps que je suis trop jeune pour les affaires. »
Bourrienne hésite à lire la suite, puis reprend.
« Je veux me retirer en conséquence pour acquérir ce qui me manque... Je ne connais qu'une puissance capable de me retenir en Espagne, c'est la mort. »
Napoléon reconnaît là les excès de Lucien, son énergie aussi, sa jalousie, sa haine de Joséphine quand il évoque « un nouveau torrent de calomnies et de disgrâces... On me déchire dans votre salon jusqu'à m'accuser de viol, d'assassinat prémédité, d'inceste ».
Assez !
Lucien, à Madrid, s'est laissé prendre à des « cajoleries de cour ». Il est de ceux que les flatteurs corrompent, de ceux qui se laissent acheter.
« J'apprends avec plaisir, dicte Napoléon, que vous vous faites à la mer. Ce n'est plus que là qu'il y a de la gloire à acquérir. Montez sur les mâts ; apprenez à étudier les différentes parties du vaisseau ; qu'à votre retour de cette sortie on me rende compte que vous êtes aussi agile qu'un bon mousse. Ne souffrez pas que personne fasse votre métier. J'espère que vous êtes à présent dans le cas de faire votre quart et votre point. »
Il a maintenant revêtu son uniforme de colonel de la Garde, et avant de se rendre dans la salle des rapports où l'attendent le général Junot et d'autres officiers, il lit, dans son cabinet, l'analyse des journaux établie par son bibliothécaire particulier, Ripault, puis celle des livres parus dans la décade.
Il ne veut pas que ces journaux, ces livres reproduisent les calomnies que la presse anglaise et les pamphlétaires qu'elle paie répandent en Europe. C'est ainsi qu'on détruit des institutions et la confiance qu'on doit à ceux qui gouvernent. Il l'a dit à Saint-Jean-d'Angély, un fidèle pourtant, « avant de crier contre le gouverment, il faudrait se mettre à sa place... »
Puis, assis à sa table, seul dans son cabinet, il consulte les rapports de sa police personnelle qui double et surveille celle de Fouché. De qui peut-on être sûr ?
Le tsar a été assassiné dans sa chambre même, au cœur de son palais. Et son propre fils, Alexandre, était complice !
Au sommet du pouvoir, tout est possible et tout s'oublie.
Il a bien fallu envoyer Duroc à Saint-Pétersbourg pour nouer de bonnes relations avec Alexandre Ier et accepter la fable de la mort de Paul Ier à la suite d'une apoplexie !
Il prend la plume, écrit à Fouché : « Voici, citoyen ministre, des notes sur la fidélité desquelles je peux compter. »
Il transmet à Fouché les renseignements qu'il a obtenus sur Georges Cadoudal, qui est toujours en France, et sur ceux qu'il appelle « les satellites de Georges et ses expéditionnaires habituels ».
Il faut s'emparer d'eux, morts ou vifs.
Il se lève. Il doit encore entendre les rapports du général Junot, puis il en aura terminé avec les préliminaires de sa journée.
Alors commenceront vraiment les choses importantes !
11.
Aujourd'hui 22 mai 1801, il attend, en cette fin d'après-midi, Mgr Spina, archevêque de Corinthe, envoyé du pape.
Napoléon sort dans le parc de la Malmaison. Il fait doux. Il se retourne et aperçoit, dans le salon du pavillon sud, Talleyrand et l'abbé Bernier. Il a chargé ces deux hommes de négocier avec Mgr Spina, arrivé à Paris depuis plusieurs mois, un concordat avec le pape. Mais les conversations piétinent.