- Si les journaux pouvaient tout dire, Portalis, ne diraient-ils pas que Portalis a été un bourbonien dont je dois me méfier ? Qu'il a été favorable à leur cause en telle ou telle circonstance ?
Portalis toussote, baisse les yeux.
- Mais tout est oublié, mon cher Portalis.
Il fait quelques pas, regarde les couples danser. Ici se côtoient l'ancien et le nouveau, l'aristocrate et celui qui fut régicide. Cambacérès est à côté de M. de Rémusat.
- Dans ce pays, poursuit Napoléon, les éléments d'anarchie sont encore existants. Le nombre de gens qui n'ont rien est augmenté de ceux qui ont eu beaucoup. Il n'existe pas dans le clergé, dans le civil, dans le militaire, dans les finances, un seul emploi qui n'ait deux titulaires, l'ancien et le nouveau. Voyez que de ferments de révolution tout cela provoque !
Il fait quelques pas, salue d'un nouveau sourire Mme de Rémusat.
C'est pour cela, explique-t-il, qu'il a établi le livret ouvrier, pour contenir ces ferments, pour que le patron sache tout de celui qu'il emploie, qu'il en soit le chef.
- Mais les partis complotent, reprend-il. Ils savent que, moi vivant, aucune tentative ne peut réussir.
Il prise, puis croise les mains derrière le dos.
- Le but de leurs complots, c'est moi, dit-il. Moi seul. Bourboniens, terroristes, tous s'unissent pour me poignarder.
Des yeux, il fait le tour de la salle, et ajoute tout en se dirigeant vers Cambacérès :
- J'ai pour me défendre ma fortune, mon génie et mes gardes.
Il traverse la salle d'un pas rapide, invite Cambacérès à le suivre dans son cabinet de travail.
Il prend sur la table une lettre de Desmarets. Le responsable de la Police politique lui rappelle que cinq « brigands » bourboniens sont emprisonnés au Temple, et demande ce que doit être le sort de ces individus - Picot, Lebourgeois, Ploger et, d'abord Desol de Grisolles et Quérelle, ces deux derniers ayant été liés à Georges Cadoudal.
Napoléon lit la lettre. Il veut, dit-il, qu'on traduise d'urgence ces cinq hommes devant une commission militaire. Qu'on les juge. Qu'on les condamne. « Et ils parleront avant de se laisser fusiller », conclut-il. Puis il ajoute :
- Je sens l'air plein de poignards.
Sixième partie
Je suis la Révolution française et je la soutiendrai
Janvier - 28 juin 1804
22.
Napoléon avance lentement sur le front des troupes, à moins d'un mètre de la première rangée de soldats. Il s'arrête tous les trois ou quatre pas. Il regarde l'homme qui est en face de lui dans les yeux. Il reconnaît celui-là. Il interroge celui-ci. Égypte, Italie ? Il dit quelques mots. Il prend son temps.
Il se sent invulnérable. Et pourtant il suffirait d'un seul de ces hommes pour que tout s'arrête. Il imagine le coup de poignard d'un soldat ou d'un officier sorti des rangs et se précipitant, l'arme levée. On le frapperait là, à la gorge. Ou bien, d'une fenêtre du palais, on tirerait. Il fait une belle cible, dans la cour des Tuileries.
Il aperçoit, à la fenêtre du palais qui est proche de celle de son cabinet de travail, le conseiller d'État Réal. Réal a peur. Réal lui a conseillé de ne pas participer à la revue des troupes. Napoléon n'a même pas répondu. Il savait avant même que Réal parle, rapporte les aveux de ce royaliste, Quérelle, avant d'être fusillé, - les hommes sont ce qu'ils sont -, qu'on avait lancé les chiens contre lui. Combien de brigands pour le traquer ? Combien d'argent pour réussir enfin à tuer le Premier consul ?
Tous les rapports qui depuis plusieurs semaines arrivent d'Angleterre lui ont fait penser cela. Georges Cadoudal, disent les espions, vit à Londres dans l'opulence, réunissant des chouans. Autour du comte d'Artois et du duc de Berry, on ne parle que d'expéditions en France. Ces MM. de Polignac, Armand et Jules s'en vont proclamer partout qu'ils vont défier le Premier consul Buonaparte.
C'est si simple, pour l'Angleterre, de payer des assassins, alors qu'il est impossible pour elle de battre la Grande Armée et qu'elle craint l'invasion.
Napoléon s'est à nouveau arrêté de marcher dans la cour des Tuileries. Le vent tourbillonne. Il est glacial. Les visages sont rouges. Le froid s'insinue sous la redingote. Les doigts, malgré les gants, sont gourds. Mais il doit s'attarder, s'exposer aux exécutions.
Le royaliste Quérelle a parlé parce qu'il avait peur de mourir, qu'il tremblait à l'idée d'affronter les fusils du peloton d'exécution.
Il quitte la cour des Tuileries lentement.