— T’es fou! hurla son sauveur.
Sans répondre, Terr ramassa les écouteurs qu’il allait oublier, les posa sur son épaule et, plié sous leur poids, rattrapa son compagnon qui avait charitablement ralenti.
— Jette ça, conseilla le grand om, sans perdre une foulée.
— Non, j’en ai besoin, haleta Terr.
— C’est bien ce que j’disais, t’es fou. Allez donne.
Il arracha les écouteurs au petit garçon et les hissa sur ses propres épaules.
— Je suis plus fort que toi!
— Où allons-nous?
— T’occupe pas!
Une voix lointaine cria:
— Terr! Viens chercher un sucre!
Mais Terr n’entendait pas. Ses oreilles bourdonnaient. Il chancela et s’abattit sans connaissance, épuisé par un effort auquel sa vie d’animal de luxe ne l’avait pas habitué.
Son compagnon s’arrêta, parut chercher, avisa un coin d’ombre sous un palier de ciment et y cacha les écouteurs. Puis, se baissant, il ramassa le garçon inanimé et obliqua prudemment hors de la petite agglomération.
Il se coula dans un fossé environné de hautes herbes et, marchant à couvert pendant une bonne demi-heure, atteignit un terrain vague où achevaient de rouiller et de se disloquer une grande quantité de sphères hors d’usage.
Il déposa Terr sur le sol et le gifla sans aucune douceur. À la troisième gifle, le jeune garçon hoqueta et reprit ses sens. Il ouvrit la bouche et respira bruyamment.
— Ça va mieux? s’enquit le barbu.
— Oui… Bonheur sur toi…
— Je m’appelle Brave.
— Bonheur sur toi, Brave… je, mais qui es-tu?
— Un om!
— Je veux dire… tu sais parler!
— Toi aussi, petit.
— Je croyais être une exception. Je croyais être le seul om à savoir parler.
Brave se peigna la barbe avec les doigts.
— Tu n’es pas le seul, mais c’est rare. Et en général, un om qui sait parler ne peut souffrir la servitude.
Terr s’étonna:
— Il y a des mots que tu dis… je ne les comprends pas. Que veut dire servitude?
— Je t’expliquerai. Tes maîtres savent-ils que tu parles?
— Non… c’est-à-dire qu’ils commençaient à s’en douter. Moi, j’ai appris comme ça, à force de les entendre. Et puis j’entendais les leçons de Tiwa.
— Qui est Tiwa?
— Ma petite maîtresse. Alors, je savais parler, mais eux continuaient à m’adresser la parole comme à un… comme à un chien. Tu as déjà vu des chiens? C’est drôle, hein, c’est encore plus petit qu’un om! C’est gentil!.. Que disais-je?… Oui, alors je n’osais pas parler autrement que pour dire: sucre — moi content — faim… Et puis aujourd’hui, ils m’ont entendu parler normalement. Et ils faisaient des yeux terribles, et ils n’avaient pas l’air content. Ça m’a un peu effrayé, pas trop!..
— Et alors?
— Alors, je me suis dit: je ne leur montrerai plus que je sais parler, ils pourraient me fouetter comme lorsque j’ai volé du sucre à la cuisine.
— Et tu es parti?
— Non, pas tout de suite… Il faut que je t’explique qu’il y a une chose merveilleuse, une chose que j’aime par-dessus tout: les écouteurs d’instruction. Ils montrent des images, ils disent des choses. Et quand on sait ces choses-là, on se sent… comment dire… plus fort. Oui, c’est ça, plus fort!
— Alors, tu les as volés!
— Quoi?
— Les écouteurs!
— Ah! oui, j’avais l’impression qu’ils ne voulaient plus que je continue à les écouter quand Tiwa s’instruisait, alors pour moi, c’était terrible… Oui, je les ai volés.
Il se dressa d’un seul coup, le visage tout rouge.
— Où sont-ils? Tu les as perdus?
— J’les ai cachés, dit Brave. Nous les retrouverons.
Terr eut l’air très ennuyé.
— Tu es sûr?
— Oui, pour te faire plaisir. Parce que, pour moi, les écouteurs, c’est des sales trucs de draags, je trouve que ça sert à rien. Mais j’irai te les chercher. N’aie pas peur!
Brave se peigna encore la barbe et poursuivit:
— Alors, comme ça, tu es parti sans savoir où tu allais, comment t’allais vivre, manger, boire?
Terr prit un air penaud.
— Je n’ai pas pensé à tout ça!
— Ouais. Eh bien! je vais te dire. T’as eu de la chance de tomber sur moi.
— Que dis-tu?
Brave le singea en prenant une petite voix:
— Que dis-tu, que dis-tu? Va donc, eh, om de luxe! T’as tout à apprendre; des choses que les écouteurs ne disent pas!
Terr se gratta l’oreille:
— Quelquefois, je ne te comprends pas.
— Je sais, je sais. Bon, maintenant tu vas venir avec moi. Sans moi, t’es fichu. Et tu vas m’obéir. J’suis le chef de la bande.
— La bande?
— Ouais, la bande du Gros Arbre.
— Oh!
— Quoi, oh?
— Ce qui m’ennuie au fond, c’est que… j’ai peur que Tiwa soit malheureuse de m’avoir perdu.
Brave frappa ses mains avec impatience.
— Petit gars, tu dis des bêtises. Quand tu auras passé un peu de temps parmi nous, tu changeras de sentiments pour ta Tiwa, crois-moi. Allez, tu n’es plus fatigué maintenant. En route, nous avons une longue marche devant nous. La nuit tombe.
5
Ils marchèrent en effet fort longtemps dans la nuit. Si longtemps qu’à son réveil, Terr ne se rappela pas quand il s’était endormi.
Il se retrouva couché dans une espèce de nid fixé par des étais de bois entre les fourches d’un arbre. Partout, autour de lui, des rameaux se froissaient doucement sous la brise et laissaient passer d’ondoyantes taches de lumière venue du ciel étoilé.