Ankrel avait l’impression tenace d’avoir déjà vu les constructions en forme de cônes qui se dressaient, étincelantes, dans le lointain. De même, il lui avait semblé accomplir une succession de gestes déjà effectués lorsqu’ils s’étaient levés et que, après un repas de viande crue, ils étaient descendus dans le pied de l’arche pour préparer les yonks. Il gardait le sentiment d’être revenu en arrière et de remonter vers ses souvenirs, comme s’il évoluait à l’intérieur d’une boucle de temps. Il ne s’en était pas ouvert aux autres, mais il avait vu, à leurs mines chiffonnées, à leurs regards préoccupés, qu’ils expérimentaient le même phénomène.
Partis à l’aube, ils étaient arrivés en vue de la cité de l’
Les yonks soufflaient bruyamment et peinaient de plus en plus à maintenir l’allure. Ils ne tarderaient pas à s’effondrer s’ils ne trouvaient pas rapidement à boire et à manger, et cela valait aussi pour leurs cavaliers : les gourdes étaient quasiment vides et la viande de la yonkine abattue avait un goût répugnant de charogne.
Jozeo avait promis qu’ils trouveraient de l’eau dans la cité abandonnée, mais, malgré la précision habituelle de ses renseignements, Ankrel ne pouvait s’empêcher d’en douter. Le doute était devenu son compagnon favori depuis qu’il s’était engagé dans cette expédition. Ses certitudes s’évanouissaient et se reformaient au gré des circonstances, au gré de ses enthousiasmes, au gré de ses répulsions. Entre l’écartement des grandes eaux orientales, la preuve la plus éclatante de la souveraineté de Maran, et la mort de Mazrel, l’expression la plus navrante de son adoration, il passait sans cesse d’un côté à l’autre d’une frontière qui séparait la foi du scepticisme.
Mazrel avait-il reçu le châtiment qu’il méritait ? Avait-il eu raison de hurler qu’un dieu véritable n’exigeait pas de telles abominations de ses adorateurs ? Abominations, le viol public d’une fille dans une grange, le meurtre d’une ventresec et de son nourrisson ? Ou actes d’allégeance à un enfant-dieu assez puissant pour commander aux grandes eaux ?
Les yonks entrèrent au pas dans la cité fondée par les descendants de l’
Ils mirent pied à terre et laissèrent les yonks se disperser sur la place à la recherche de touffes d’herbe.
« Il y a un escalier à l’intérieur de la statue, dit Jozeo. Il donne sur une nappe d’eau. Stoll, Gehil, allez remplir les gourdes. Je reste ici avec Ankrel pour surveiller les yonks. »
Les deux lakchas n’avaient visiblement pas envie de s’acquitter de ce genre de corvée à l’issue d’une chevauchée éreintante, mais, après s’être consultés du regard, ils prirent les gourdes, enjambèrent le muret et se faufilèrent dans l’ouverture découpée sur une face du socle de la statue.
« Le cercle ultime semble vraiment bien connaître le coin, lança Ankrel, les yeux rivés sur un yonk qui avait plongé le mufle dans un buisson.
— Certains lakchas y ont vécu pendant quelque temps, dit Jozeo.
— Avec les descendants de l’
—
Ankrel laissa errer son regard sur les constructions et fut saisi, cette fois, par leur équilibre, par leur harmonie.
« Si je comprends bien, dit-il d’une voix sourde, ce sont les lakchas de chasse qui ont fait disparaître le deuxième peuple. »
Jozeo s’assit sur le muret, tira son poignard de sa gaine et se livra à l’une de ses manies favorites : se nettoyer les ongles.
« Tu comprends bien, Ankrel.
— Mais pour quelle raison ?
— Il me semble t’avoir déjà dit que je l’ignorais. C’est de l’histoire ancienne, oubliée.
— Ces gens, ils auraient pu… nous aurions pu… Enfin, nous avions certainement des choses à apprendre d’eux. »
Jozeo suspendit ses gestes pendant quelques instants et fixa Ankrel, le manche du poignard posé sur sa cuisse, la lame dressée contre son ventre.
« Ils auraient pu aussi se montrer dangereux. Vouloir nous éliminer. Le Triangle est beaucoup plus généreux que ce continent. Peut-être qu’il suscitait leur envie.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas que ces hommes aient eu un jour la volonté de nous éliminer.
— Les impressions sont parfois trompeuses, petit frère. »