Elleo fait partie des hommes qui sont allés pendant quelques jours prêter main-forte aux permanents d’un mathelle inondé par une crue soudaine de la rivière Abondance. De violents orages ont éclaté en cette fin de saison sèche et provoqué de nombreux dégâts dans les domaines, y compris celui de notre mère. Mais nous avons été moins touchés que d’autres, et Sgen, toujours attentive, toujours généreuse, a envoyé quelques-uns de ses hommes et une part de ses récoltes chez ses consœurs en difficulté.
Je l’ai d’abord maudite de m’avoir enlevé Elleo (je la soupçonne de nous avoir surpris lors d’une étreinte et d’avoir saisi ce prétexte pour l’éloigner de moi), puis, passée cette première réaction de colère, je me suis résignée, mieux, je me suis ressaisie, et je compte tirer profit de son absence pour combler le retard accumulé dans la rédaction de mon journal. J’ai l’impression que mon maître Artien me regarde d’un œil sévère depuis son paradis monoclonal. Il se consacrait avec une telle intransigeance à la danse de la plume qu’il ne tolère sûrement pas les disciples velléitaires de mon espèce. D’un autre côté, s’il reconnaît avoir éprouvé un désir un peu fou et lointain pour Ellula, il n’a jamais vraiment connu l’état amoureux, ce chavirement de la raison et des sens, ce feu sublime qui dévore le cœur et le corps. Il n’a jamais connu, et encore moins en tant que mâle – ou en tant que copie biologique mâle –, ce frémissement ineffable de la chair, cette offrande profonde, troublante à l’envahisseur, au conquérant, cette dépossession magnifique qui, parce qu’elle brise les limites individuelles, parce qu’elle efface la conscience du moi, étend aux dimensions du cosmos.
En théorie, il ne devrait pas y avoir de descendants d’enfants de l’éprouvette dans la population du nouveau monde. Artien estime que les clones souffrent d’insuffisances génétiques et sont incapables de procréer. Il cite en exemple les serpensecs, ces redoutables tueurs issus du laboratoire du moncle Gardy qui, fort heureusement pour les passagers du vaisseau (fort heureusement pour nous par conséquent), ne purent se reproduire et, à de rares exceptions près, furent exterminés tous en même temps par Lœllo et le grand Ab. Mais il s’agissait de reptiles, rien ne prouve que cela se soit passé de la même façon pour les êtres humains. Peut-être suis-je moi-même une lointaine héritière de l’éprouvette (ce mot m’a longtemps posé problème, j’ai fini par m’imaginer une sorte de matrice transparente fabriquée dans un matériau semblable aux éclats des fenêtres du vaisseau des origines), ce qui donnerait un éclairage nouveau, intéressant, à mon tempérament parfois… incohérent, inexplicable. Peut-être mes gènes gardent-ils les traces de cette conception artificielle, me poussent-ils à reculer sans cesse les limites de ce matériau dans lequel mon ancêtre fut conçu ? Peut-être m’ont-ils entraînée sur la piste des écrits du moncle Artien, m’ont-ils incitée à poursuivre son œuvre ?
Tes divagations ressemblent fort à la recherche inconsciente d’une relation père-fille à travers le temps, Lahiva filia Sgen : il n’y a pratiquement aucune chance que tu sois la descendante d’un clone, encore moins d’un moncle, et encore moins du moncle Artien. Tu ne trouveras pas de justification à tes errements présents dans un passé recomposé, fantasmé. Tu manies la provocation comme une arme, mais, en réalité, tu cherches sans cesse à te disculper, à légitimer ta place dans ce monde qui, parce qu’il sombre dans la convention, ne te reconnaît pas. Tu ne t’acceptes pas, Lahiva filia Sgen, voilà la vérité, tu essaies de te nier, de te salir à travers les maux et les mots. Et l’écriture, cette chère écriture que tu négliges avec l’impudente insouciance des fantasques, n’est pas qu’un passage de témoin entre deux époques, mais une tentative désespérée d’explorer tes mécanismes secrets, de dévoiler la fleur noire qui te ronge, de dénuder tes monstres intimes. La grande différence entre le grand Ab et toi (mais non, mais non, rien ne prouve non plus que tu descendes en droite ligne du grand Ab…), c’est justement l’extraordinaire capacité qu’avait l’ancien détenu de Dœq à vivre en compagnie de ses monstres. Contemple-les maintenant, Lahiva, contemple tes colères, tes frustrations, tes mépris, tes haines, tes mesquineries, comprends qu’ils t’appartiennent au même titre que tes cheveux et ton corps, comprends qu’ils ne sont ni bons ni mauvais, mais que, si tu refuses de les apprivoiser, de les dompter, ils finiront par te dévorer comme ils ont dévoré les habitants d’Ester, comme ils ont dévoré Eshan, le jeune Kropte fou d’amour pour Ellula.
Une parenthèse à propos d’Eshan : je me demande s’il n’a pas donné son nom à un sentier, le chemin d’Eshan ou… le chemin des chanes. L’orthographe n’est pas la même, mais la sonorité, elle, reste identique, et personne n’a encore trouvé d’explication satisfaisante à l’origine du mot « chane ». Si j’en crois le moncle Artien, le jeune Eshan aurait choisi de se confier au vide plutôt que de prolonger une existence accablée par les remords. Nos ascendants se seraient-ils servis de son nom pour symboliser le dernier passage, le chemin de la mort ?
J’avais une nouvelle fois l’intention d’évoquer le peuple de l’Agauer, mais mes propres démons… pardon, mes monstres intimes se sont emparés de ma volonté, de mon bras et de ma plume. Elleo, mes monstres intimes : je suis décidément vouée à la dépossession. Quand donc me déciderai-je à exister par moi-même, à trancher les amarres, à voguer dans le silence enfin restauré de mon corps et de mon esprit, libre des désirs et des regrets, emplie du chant ineffable de l’univers, ce chant dont je perçois les échos lointains mais que je ne prends jamais le temps d’écouter ?
Un peu de volonté ! Le peuple de l’Agauer, donc.
Dans sa dernière page d’écriture, juste avant sa mort, Artien évoque un deuxième vaisseau, l’Agauer, parti d’Ester trois siècles après l’Estérion, transportant cinq cents passagers, Kroptes, mentalistes et Qvals (une nouvelle preuve, si besoin est, de l’existence réelle de ces êtres légendaires). J’ai interrogé quelques hommes et femmes parmi nos plus anciens : pour eux, l’Agauer évoque le mythe des magiciens qui viendront un jour sur le nouveau monde nous offrir le bonheur éternel. Ils atterriront selon eux à l’est du Triangle, de l’autre côté de la barrière montagneuse qui porte déjà le nom de leur arche. Mais ils ne se manifesteront aux descendants de l’Estérion que si ces derniers se montrent dignes de les recevoir, ou ils repartiront dans l’espace et apporteront leur magie à d’autres mondes, à d’autres peuples. J’ai demandé aux anciens ce qu’à leurs yeux signifiait l’expression « dignes de les recevoir ». Ils m’ont répondu que nous ne devions à aucun prix sortir des sept chemins d’évolution défrichés par les héros de l’Estérion. Qu’un seul d’entre nous s’en écarte, et c’est toute la population du nouveau monde qui en subira les conséquences. Je ne leur ai pas parlé de ma relation avec mon frère, mais je suppose qu’elle fait précisément partie de ces écarts qu’ils stigmatisent avec une grande véhémence. Je ne leur ai pas non plus révélé que, selon toute vraisemblance, l’Agauer s’était posé sur le nouveau monde depuis plus de quatre siècles (j’espère ne pas m’être trompée dans la conversion des temps : je n’ai pas très bien saisi cette différence entre le temps des vaisseaux et le temps d’Ester, et les précisions d’Artien sur le « voleur de temps » n’ont pas franchement éclairé ma lanterne).
Quoi qu’il en soit, si l’Agauer n’a pas rencontré de difficultés techniques insurmontables, il y a de fortes probabilités que nous ne soyons pas les seuls habitants humains du nouveau monde. Je ne vois rien d’étonnant au fait que les deux populations ne se sont pas encore rencontrées : notre vaste planète compte sans doute plusieurs continents séparés par des eaux plus ou moins difficiles à franchir. En outre, si les descendants des passagers de l’Agauer se sont comme nous consacrés à consolider les fondations de leur société naissante, ils n’ont pas pris le temps d’aller à la découverte de leur environnement plus lointain. Je serais curieuse néanmoins de savoir dans quelle direction ils ont évolué, de connaître leurs croyances et leurs mythes. Parlent-ils le même langage que nous ? Mangent-ils les mêmes aliments que nous ? Se sont-ils comme nous organisés autour des axes fertiles des femmes, autour des mères ? Ont-ils subi le même déclin technologique que nous (oui, sans doute, ou nous aurions déjà entendu parler d’eux) ?
Je serai probablement morte avant de recevoir les réponses à ces questions. Si la nature m’avait faite homme, je crois que je serais partie à leur rencontre… Mais, pauvre idiote, tu la tiens, ta solution ! Il te suffit de persuader Elleo de se lancer dans l’aventure en lui montrant au besoin le journal du moncle Artien. Vous n’y trouveriez que des avantages : non seulement vous auriez la possibilité de renouer les liens entre deux peuples issus d’un passé commun, mais vous pourriez vous aimer en toute impunité, en toute liberté, sur les étendues vierges du nouveau monde, vous mèneriez une existence exaltante, bien loin de la routine abrutissante du mathelle.
Le temps va désormais me paraître encore plus long jusqu’au retour d’Elleo. Ce n’est plus seulement mes mains, mes lèvres, mon ventre qui l’attendent avec impatience, mais un avenir enthousiasmant, glorieux. Pourvu que je ne flanche pas au moment de défricher notre nouveau chemin. J’ai ressenti des nausées toute la journée d’hier et ce matin à mon réveil. Je les ai imputées à l’absence d’Elleo et j’ai tenté de les soustraire à la vigilance maternelle, mais Sgen m’épie avec dans l’œil une lueur que je n’aime guère.
Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.