Saûl... Saûl... n'aie pas honte en ma présence. Jeziel est mort en t'estimant. Son cadavre nous écoute -souligna-t-elle sur un ton peiné. - Je ne peux pas t'obliger à m'épouser, mais ne transforme pas notre affection en haine insensible... Sois mon ami !... Je te serai éternellement reconnaissante pour les mois de bonheur que tu m'as donnés. Je retournerai demain chez Ruth... N'aie pas honte de moi ! Je ne dirai à personne que Jeziel était mon frère, pas même à Zacarias ! Je ne veux pas que nos amis te considèrent comme un bourreau.
L'observant dans cette générosité humble, le jeune homme de Tarse ressentit l'envie de la serrer contre son cœur, comme il l'aurait fait avec un enfant. Il aurait voulu s'avancer, la prendre contre sa poitrine, couvrir de baisers son front gentil et innocent. Mais brusquement lui revinrent à l'esprit ses titres et ses attributions ; il voyait Jérusalem rebellée, bafouant sa réputation d'amères pointes d'ironie. Le futur rabbin ne pouvait pas être perdant ; le docteur de la Loi rigide et implacable devait étouffer l'homme pour toujours.
Se montrant impassible, il a répliqué sur un ton cassant :
J'accepte ton silence concernant les lamentables événements de ce jour ; tu retourneras dès demain chez Ruth, mais tu ne dois pas t'attendre à ce que mes visites continuent, pas même pour une question de courtoisie injustifiable, car par sincérité pour notre race, ceux qui ne sont pas nos amis, sont nos ennemis.
La sœur de Jeziel recevait ces explications avec une profonde surprise.
Alors tu m'abandonneras comme ça, complètement ? - a-t-elle demandé en larmes.
Tu ne seras pas abandonnée - a-t-il murmuré inflexible -, tu as tes amis sur la route de Joppé.
Mais, après tout, pourquoi haïs-tu ainsi mon frère ? Il a toujours été bon. À Corinthe, il n'a jamais offensé personne.
Il était prédicateur de ce maudit charpentier de Nazareth - a-t-il répondu contrarié et dur - ; de plus, il s'est humilié devant la ville entière.
Affligée par la sévérité de ses réponses, Abigail s'est finalement tue. Quel pouvoir avait donc ce Nazaréen pour attirer tant de dévouement et provoquer tant de haine ? Jusque là, elle ne s'était pas intéressée à la personne du célèbre charpentier qui était mort sur la croix comme un malfaiteur ; mais son frère lui avait dit avoir trouvé en lui le Messie. Pour séduire un cœur cristallin comme celui de Jeziel, le Christ ne pouvait pas être un homme vulgaire. Elle se souvint de son frère dans le passé et se disait que face à la révolte paternelle, il avait réussi à se maintenir au-dessus des liens de sang eux-mêmes pour éclairer avec amour son géniteur. S'il avait eu la force d'analyser les actes paternels avec discernement, il fallait que ce Jésus soit très grand pour qu'il
Jeziel ne pouvait se tromper. Connaissant sa nature depuis tout petit, il n'était pas possible qu'il se soit laissé leurrer dans ses convictions religieuses. Maintenant, elle se sentait attirée par ce Jésus inconnu et haï injustement. Il avait appris à son frère à estimer ses bourreaux eux-mêmes. Que ne réservait-il pas alors à son cœur assoiffé d'affection et de paix ? Les derniers mots de Jeziel exerçaient sur elle une influence profonde.
Plongée dans de profondes cogitations, elle a remarqué que Saûl avait ouvert la porte et avait appelé quelques assistants qui se précipitèrent pour exécuter ses ordres. En quelques minutes les restes d'Etienne étaient retirés, tandis que de nombreux amis extrêmement loquaces et satisfaits entouraient le jeune couple.
Qu'est-ce que c'est que ça - a demandé l'un d'eux à Abigail -, en observant sa tunique tachée de sang.
Le condamné était Israélite - l'a interrompu le jeune tarsien, désireux d'anticiper toutes explications - et, comme tel, nous l'avons soutenu à l'heure extrême.
Un regard plus sévère a laissé entendre à la jeune fille combien elle devait contenir ses émotions, bien loin et au-delà de toute vérité.
Peu après, le vieux Gamaliel est arrivé, il demanda à son ex-disciple quelques minutes d'attention, en privé.
Saûl - a-t-il dit avec bonté -, je pense partir la semaine prochaine dans une région au- delà de Damas. Je vais retrouver mon frère et profiter de la nuit de la vieillesse pour méditer et me reposer l'esprit. J'en ai déjà informé le Sanhédrin et le Temple, et je crois que dans quelques jours tu seras effectivement en charge de ma fonction.
L'interpellé a fait un léger geste de remerciement dont la froideur déguisait mal l'abattement qui assaillait son âme.