Dominée par une indicible joie, sa fiancée le regardait en larmes et murmura :
J'ai peur, Saûl, que les foyers de la terre n'aient pas été faits pour nous !... Dieu sait combien j'ai ardemment désiré être la mère aimante de tes enfants ; comme j'ai gardé cet idéal en toutes circonstances pour embellir ton existence de mon affection ! Dans ma jeunesse, à Corinthe, j'ai vu des femmes qui gaspillaient les trésors du ciel symbolisés en l'amour du mari et des enfants ; et je pensais que le Seigneur m'accorderait le même patrimoine d'espoirs divins, aussi ai-je attendu les bénédictions du sanctuaire domestique pour les glorifier de tout mon cœur. Pour les exalter, j'idéalisais la vie de l'homme aimé qui m'aiderait à élever l'autel de notre progéniture ; et quand tu es venu à moi, j'ai fait les grands projets d'une vie sainte et heureuse où nous pourrions honorer Dieu.
Saûl l'écoutait ému. Jamais il n'avait observé une si grande force de raisonnement et de lucidité dans ce ton de tendresse sereine.
Mais le ciel - a-t-elle continué résignée - m'a retiré la possibilité d'un tel bonheur sur terre. Dans mes premiers jours de solitude, je visitais les endroits solitaires, comme à te chercher, suppliant le secours de ton affection. Nos pêchers favoris semblaient dire que jamais plus tu ne reviendrais ; la nuit amie me conseillait de t'oublier ; le clair de lune, que tu m'avais enseigné à apprécier, aggravait mes souvenirs et diminuait mes espoirs. Du pèlerinage de chaque nuit, je revenais les yeux pleins de larmes, filles du désespoir de mon cœur. En vain, je cherchais ta parole réconfortante. Je me sentais profondément seule. Pour me souvenir de toi et suivre tes conseils, je me rappelais que tu avais attiré mon attention, lors de notre dernière rencontre, sur l'amitié de Zacarias et de Ruth. Il est vrai que je n'ai d'autres amis plus fidèles et généreux qu'eux ; néanmoins, je ne pouvais être un poids dans leur vie, au-delà de ce que je suis déjà. J'ai donc évité de leur confier mes peines. Pendant les premiers mois de ton absence, j'ai souffert sans consolation de mon grand malheur. C'est alors qu'est apparu ici un vieillard respectable, du nom d'Ananie qui m'a fait connaître la lumière sacrée de la nouvelle révélation. J'ai découvert l'histoire du Christ, le Fils du pieu vivant ; j'ai dévoré son Évangile de rédemption, je me suis édifiée à travers ses exemples. Dès cette heure, je t'ai mieux comprise, connaissant ma propre situation.
Brusquement un accès de toux lui a coupé la parole.
Les mots de sa fiancée tombaient dans son cœur comme des gouttes de fiel. Jamais il n'avait ressenti une douleur morale aussi aiguë. Alors qu'il constatait la sincérité naturelle de ses propos, la douce affection de ces confessions, il se sentait rongé par d'acerbes remords. Comment avait-il pu abandonner, ainsi, l'élue de son âme, négligeant sa fidélité et son amour? Où avait-il trouvé une telle dureté d'esprit pour oublier des devoirs aussi sacrés ?
Maintenant, il la retrouvait mourante, déçue de ne pouvoir réaliser sur terre les rêves de sa jeunesse. Et par-dessus tout, le charpentier haït semblait prendre sa place dans le cœur de sa fiancée adorée. À ce moment-là, il ne ressentait pas seulement le désir d'exterminer sa doctrine et ses adeptes, mais son âme capricieuse crevait de jalousie. De quels pouvoirs pouvait donc disposer le Nazaréen obscur et martyrisé sur la croix pour conquérir les sentiments les plus purs de sa chère fiancée ?
Abigail - a-t-il dit ému -, abandonne les tristes idées qui pourraient empoisonner les rêves de notre jeunesse. Ne te livre pas à des illusions. Renouvelons nos espoirs. Bientôt tu seras rétablie. Je sais que tu m'as pardonné la mort de ton frère, et ma famille te recevra à Tarse avec des joies sincères ! Nous serons heureux, très heureux !...
Ses yeux semblaient planer dans une région de rêves délicieux, cherchant à raviver dans le cœur aimé leurs projets de bonheur sur terre.
Elle, néanmoins, au milieu des sourires et des larmes, ajouta :
Sincèrement, chéri, moi aussi je désirerais revivre !... Être tienne, entretenir tes rêves de jeunesse, inventer des étoiles pour le ciel de ton existence ; tout cela constitue mon idéal de femme !... Ah ! Si je le pouvais, j'irais voir tes parents avec amour, je partirais à la conquête de leur cœur, au prix d'une grande affection ; mais je pressens que les plans de Dieu sont autres en ce qui concerne nos destins. Jésus me rappelle à sa famille spirituelle...
Pauvre de moi ! - s'exclama Saûl lui coupant la parole - de toute part, je me heurte à l'image du charpentier de Nazareth ! Quel fléau ! Ne dis pas de telle chose. Dieu ne serait pas juste s'il t'arrachait à mon affection. - Qui pourrait, alors, comme ce Christ, s'opposer à nos vœux ?
Mais d'un geste suppliant, Abigail le fixa et lui dit :