L’humanité n’a pas toujours connu la technique — ce constat ne doit pas nous faire perdre aussitôt notre sang‑froid, et nous porter à y soupçonner je ne sais quelle infamante arrière‑pensée “ethnocentriste”. Pour le dire vite, j’emprunte à Bergson ses termes: s’il vaut mieux parler d’abord d’homo
Prenons l’exemple du maître menuisier: il “sait” comment s’y prendre pour faire une table; or, à ce savoir, est premier le fait d’avoir d’avance en vue — d’avoir‑vu une fois pour toute — ce qu’il s’agit pour lui de faire être. La tevcnh est ainsi, pour l’homo
Résumons: poser la question de la technique renvoie à l’entente grecque de la tevcnh non pas historiographiquement, mais suivant une généalogie historiale d’intelligibilité. Mais cela n’implique nullement que la “technique” — ce que nous nommons de ce nom — soit la tevcnh grecque. Entre la tevcnh grecque et notre technique, il y a bien un rapport; mais ce rapport est lui‑même symptomatiquement inapparent.
Pour y faire apparaître un commencement de lisibilité, il faut remonter au‑delà d’Aristote. C’est exactement là que Jean Beaufret passe à l’autre langue, et son premier mot est “insofern”.
Comment traduire “insofern”? En remarquant d’abord qu’il répond à la question “in wie fern” — littéralement: en quelle mesure loin, à quelle distance de lointain? La question de la technique, dit Jean Beaufret, “par delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite”, insofern: “aussi loin que cela”. Ce lointain‑là, en effet, d’où parle Héraclite, quand commence à poindre l’expérience historiale de l’histoire, fait apparaître Héraclite à une incommensurablement plus grande distance d’Aristote qu’Aristote n’est lui- même distant de nous. C’est aussi loin qu’il faut remonter, s’il s’agit d’entrevoir ce qui, autrement, reste inapparent dans le rapport où viennent se lier entre elles “fabrication”, tevcnh et “technique”.
Pour sentir ce rapport historial, il faut d’abord avoir affronté ce que Jean Beaufret nomme “das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”.
“Das Unaufhaltsame”: “Le caractère irrésistible” ai‑je traduit plus haut. Bien insuffisant, car il ne s’agit pas seulement d’une simple caractéristique. “Aufhalten”, c’est: retenir, arrêter, et plus particulièrement: arrêter quelque chose qui est en cours ou même en pleine course. “Das Unaufhaltsame”: ce qu’a de foncièrement inarrêtable, de réfractaire à tout endiguement, d’impossible à freiner ou refréner. Or ce qui se présente avec cette capacité de faire céder tous les efforts de blocage, c’est ce que Heidegger nomme: “das Wesen der Technik”.
Nous avons tendance à entendre cette locution comme désignant “l’essence de la technique”. Mais il vaut mieux quitter ce terrain — si du moins notre souci est de comprendre quelque chose à ce que Jean Beaufret est en train de découvrir en approfondissant sa lecture de Heidegger.
Car l’essence, ce que nous entendons sous ce nom, n’est autre que l’avatar, dans une philosophie devenue discipline d’école, de l’ei\do" — du visage immuable sous lequel se présente ce qui est quand le vise la tevcnh.