Читаем Переписка 1992–2004 полностью

Mais cela n’implique pas que les choses soient de simples fabrications de l’ingéniosité humaine; tout au contraire, cela signifie: l’être humain doit être compris comme cet être qui, toujours déjà, saute d’emblée par‑delà les choses, mais de telle manière que sauter par‑delà les choses n’est possible que dans la mesure où les choses, tout en demeurant elles‑mêmes, viennent à la rencontre — en ceci précisément qu’elles nous renvoient nous‑mêmes derrière nous, derrière tout ce qui, chez nous, en reste à la surface. Dans le questionnement kantien après la chose s’ouvre une dimension qui s’étend entre la chose et l’être humain, et dont l’étendue porte loin en avant par‑delà les choses, tout en portant à rebours bien derrière les êtres humains.»

Le style de Heidegger se reconnaît moins au vocabulaire qu’à la façon qu’il a de faire apparaître phénoménologiquement, par exemple: cette “dimension” dont il parle à la fin du texte que je viens de citer. Il me paraît important de souligner ce trait, parce que cela permet de saisir quelque chose qui, dans l’atmosphère asphyxiante de cloisonnement qui règne dans ce qui nous tient lieu de monde, échappe de plus en plus fatalement.

Cette dimension dont parle Heidegger — que dis‑je: cette dimension que nous voyons se déployer pour peu que nous aiguisions notre écoute en nous attachant à suivre ce qui est dit — d’autres, à leur manière à eux, l’on fait paraître. Ainsi (je n’en cite qu’un, mais quand on a l’attention avivée, on peut voir d’autres grands exemples où parallèlement vient s’exposer une manifestation comparable), ainsi, Henri Matisse, dans sa peinture, donne essor à ce qu’il nomme dans ses propos: “espace spirituel”, ou “espace cosmique”, “véritable espace plastique”, dont la spécificité consiste, dit‑il, à être un “espace vibrant”. Dans un propos rapporté par André Verdet[100], et datant de la fin de sa vie, Matisse déclare «Il y a aussi la question de l’espace vibrant.

Donner la vie à un trait, à une ligne, faire exister une forme, cela ne se résout pas dans les académies conventionnelles mais au dehors, dans la nature, à l’observation pénétrante des choses qui nous entourent.»

Dans un propos plus ancien[101] (datant de 1929), il exposait l’intention qui préside à son travail de peintre:

«Mon but est de rendre mon émotion. Cet état d’âme est créé par les objets qui m’entourent et qui réagissent en moi: depuis l’horizon jusqu’à moi‑même, y compris moi‑même. Car très souvent je me mets dans le tableau et j’ai conscience de ce qui existe derrière moi.»

Les mots ont beau n’être pas les mêmes, l’angle d’attaque des questions pointer dans des directions distinctes — une indéniable analogie d’inspiration anime le peintre et le philosophe: celle qui les oblige l’un comme l’autre à quitter l’ordre convenu de la représentation habituelle — à le quitter une fois pour toute, c’est—à-dire avec la conviction de ne jamais plus même pouvoir y revenir. Dans ce mouvement, il ne faut pas se le cacher, gît un risque considérable: perdre le contact des contemporains, ne plus du tout leur être intelligible. Non pas par souci de se singulariser en voulant à tout prix paraître “original”, mais sous une urgence entièrement autre, qui ne peut guère tomber sous le sens, puisqu’il s’agit désormais d’exister en rapport immédiat si possible à ce dont tire son origine ce que vous êtes, ce que vous faites aussi bien que le cadre entier de tout ce qui vous entoure.

Dans le cas de Heidegger, les vicissitudes de l’histoire ont encore accru ce risque, au point qu’il est facile de masquer sous l’apparence d’une candide bonne foi des critiques dont la motivation réelle est l’incapacité d’envisager ne serait‑ce que le plus infime changement des habitudes acquises.

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