— Je ne vais pas encourager tes fantasmes, petit. Et je ne suis même pas sûr que tu ne te fous pas de moi.
— Seulement le premier chapitre. L’origine de ce que je suis, de ce que je subis.
— Pas question. C’est morbide.
À trois heures du matin j’étais en réanimation.. J’avais avalé un tube de Tétromazine.
Il recopia tout le début, dans un cahier noir. Mais il l’avait fait à la demande du docteur Christianssen « en raison de son état », et « pour qu’il ne se sente pas rejeté ». Cela ne voulait plus rien dire. Ce n’était pas un geste d’amour, cela faisait partie des soins psychiatriques que je recevais.
On ne me laissait plus aller en ville. Mais je me promenais chaque matin dans le petit jardin, le saint-bernard me léchait la main, je n’avais plus peur des dobermans : malgré leur nom, ce ne sont que des chiens. L’après-midi, je m’engageais parfois dans la Légion étrangère pour essayer de m’endurcir. Il y eut un tremblement de terre en Turquie et je pleurai de soulagement parce que c’était un désastre naturel, je n’y étais pour rien.
J’ai eu un moment particulièrement horrible lorsque des policiers argentins sont arrivés pour me couper la main droite afin d’établir mon identité à coup sûr, à l’aide de mes empreintes digitales. Il y avait tant de morts au cours de la bataille des rues qu’ils laissaient les corps et se contentaient de couper une main et l’emportaient pour vérification d’identité au fichier central.
Ils devaient soupçonner depuis longtemps que j’étais à l’origine. Mais le docteur Christianssen les a empêchés d’entrer car les cliniques psychiatriques sont des sanctuaires et jouissent du privilège d’extraterritorialité. Les personnes persécutées peuvent encore y trouver refuge. Il y avait aussi d’odieuses moqueries et insultes à ma mémoire. La police politique chilienne s’est donné le nom de DINA. Dina était le nom de ma mère. Il s’agit, bien sûr, d’une coïncidence, et je ne prétends nullement que la police de Pinochet avait choisi ce nom uniquement pour me torturer. Je ne fais que mentionner ici une réalité citée mille fois par les journaux, mais le fait demeure que l’on mêle ainsi d’une manière indéniable le nom de ma mère à des atrocités et des abjections qui me sont intolérables. Je ne les supporte que grâce à des produits chimiques de première nécessité mais qui n’agissent que sur moi et n’ont aucun effet sur le Chili.
Des amis très haut placés me téléphonaient, ils essayaient de réunir une conférence au sommet pour qu’on me foute la paix. Mais le sommet manquait.
Parfois, Alyette se dérobait, s’effaçait sous l’effet des pressions qu’exerçaient sur elle la CIA et le RGB. La CIA et le KGB étaient partout et j’entendais un bourdonnement continu de flics.
Je ne suis pas dupe. Je sais que je m’entoure de nos images de marque, pour ne pas sombrer. Car l’angoisse la plus dévorante est celle qui n’a pas de nom : une imminence qui ne se libère jamais en une horreur perceptible. Le cœur saute des étapes pour courir à la rencontre du pire et en finir. Mais l’inconnu se dérobe à reculons et ma terreur grandit à sa poursuite. Le péril refuse de se nommer et de sortir de l’absence que chaque objet souligne de son immobilité complice. Il me faut alors à tout prix donner une cause légitime à ma peur sans nom : je lui donne la gueule de Pinochet, une tête de massacre, j’en fais un corps pourrissant après torture jusqu’au ciel.
Je voudrais accrocher au mur des portraits de nos grands persécuteurs afin d’avoir toujours sous mes yeux des sources d’horreur que l’on peut attribuer.
J’ai cloué une icône au-dessus de mon lit, pour concrétiser.
Il se penche vers moi et touche mon front mouillé de sueur.