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J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique. J’ai donc pleinement conscience que ces pages paraîtront sans doute dérisoires au moment de leur publication, car, que je le veuille ou non, puisque je m’explique ici devant la postérité, je présume forcément que celle-ci accordera encore quelque importance à mes œuvres et, parmi celles-ci, aux quatre romans que j’ai écrits sous le pseudonyme d’Émile Ajar.

Néanmoins, je tiens à m’exprimer, ne serait-ce que par gratitude envers mes lecteurs, et aussi parce que cette aventure que j’ai vécue fut, à une exception près – celle de McPherson inventant le poète Ossian, au début du XIXe siècle, cet Ossian mythique dont McPherson avait écrit lui-même l’œuvre acclamée dans toute l’Europe – fut, à ma connaissance, sans précédent par son ampleur dans l’histoire littéraire.

Je citerai ici, tout de suite, un épisode, pour montrer – et ce fut une des raisons de ma tentative, et aussi de sa réussite – à quel point un écrivain peut être tenu prisonnier de « la gueule qu’on lui a faite », comme disait si bien Gombrowicz. Une « gueule » qui n’a aucun rapport ni avec son œuvre, ni avec lui-même.

Lorsque je travaillais au premier Ajar, Gros-Câlin, je ne savais pas encore que j’allais publier ce roman sous un pseudonyme. Je ne prenais donc aucune précaution et mes manuscrits, comme d’habitude, traînaient partout. Une amie, Madame Lynda Noël, venue chez moi à Majorque, avait vu sur mon bureau le cahier noir, avec le titre clairement marqué sur la couverture. Plus tard, lorsque le nom d’Émile Ajar, ce mystérieux inconnu, prit le retentissement dont on retrouvera la mesure en consultant les journaux de l’époque, c’est en vain que Mme Noël s’en alla partout, répétant que Romain Gary était l’auteur de l’œuvre, qu’elle avait vu, de ses yeux vu. On ne voulait rien savoir : et pourtant, cette gentille dame s’était donné tant de mal pour essayer de me faire rendre mon dû ! Seulement, voilà : Romain Gary était bien incapable d’avoir écrit cela. Ce fut, mot pour mot, ce qu’un brillant essayiste de la NRF déclara à Robert Gallimard. Et un autre, au même ami qui me fut cher : « Gary est un écrivain en fin de parcours. C’est impensable. » J’étais un auteur classé, catalogué, acquis, ce qui dispensait les professionnels de se pencher vraiment sur mon œuvre et de la connaître. Vous pensez bien, pour cela, il faudrait relire ! Et encore quoi ?

Je le savais si bien que, pendant toute la durée de l’aventure Ajar – quatre livres – je n’ai jamais redouté qu’une simple et facile analyse de textes vînt me tirer de mon anonymat Je ne me suis pas trompé : aucun des critiques n’avait reconnu ma voix dans Gros-Câlin. Pas un, dans La Vie devant soi. C’était, pourtant exactement la même sensibilité que dans Éducation européenne, Le Grand Vestiaire, La Promesse de l’aube, et souvent les mêmes phrases, les mêmes tournures, les mêmes humains. Il eût suffi de lire La Danse de Gengis Cohn pour identifier immédiatement l’auteur de La Vie devant soi. Les jeunes gens amis du jeune héros de L’Angoisse du roi Salomon sont tous sortis d’Adieu Gary Cooper, le personnage de Lenny dans ce dernier roman parle et pense exactement comme Jeannot dans le Roi Salomon : c’est ce qu’avait fait remarquer à mon fils Hugues Moret alors âgé de 17 ans et élève en première au lycée Victor-Duruy. Tout Ajar est déjà dans Tulipe. Mais qui donc l’avait lu, parmi les « professionnels » ?

On imagine ma joie profonde. La plus douce de toute ma vie d’écrivain. J’assistais à quelque chose qui, en littérature, n’intervient en général qu’à titre posthume, lorsque, l’auteur n’étant plus là et ne gênant plus personne, on peut lui rendre son dû.

Ce fut seulement un an après la publication du premier Ajar, lorsque je demandai à mon petit-cousin Paul Pavlowitch d’entrer en scène que, pour traiter avec l’éditeur notre lien de parenté une fois découvert, les soupçons commencèrent à se porter sur moi. J’en disposais avec la plus grande facilité : je savais que ces messieurs-dames n’allaient pas faire leur métier et étudier les textes.

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