J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique. J’ai donc pleinement conscience que ces pages paraîtront sans doute dérisoires au moment de leur publication, car, que je le veuille ou non, puisque je m’explique ici devant la postérité, je présume forcément que celle-ci accordera encore quelque importance à mes œuvres et, parmi celles-ci, aux quatre romans que j’ai écrits sous le pseudonyme d’Émile Ajar.
Néanmoins, je tiens à m’exprimer, ne serait-ce que par gratitude envers mes lecteurs, et aussi parce que cette aventure que j’ai vécue fut, à une exception près – celle de McPherson inventant le poète Ossian, au début du XIXe siècle, cet Ossian mythique dont McPherson avait écrit lui-même l’œuvre acclamée dans toute l’Europe – fut, à ma connaissance, sans précédent par son ampleur dans l’histoire littéraire.
Je citerai ici, tout de suite, un épisode, pour montrer – et ce fut une des raisons de ma tentative, et aussi de sa réussite – à quel point un écrivain peut être tenu prisonnier de « la gueule qu’on lui a faite », comme disait si bien Gombrowicz. Une « gueule » qui n’a aucun rapport ni avec son œuvre, ni avec lui-même.
Lorsque je travaillais au premier Ajar,
Je le savais si bien que, pendant toute la durée de l’aventure Ajar – quatre livres – je n’ai jamais redouté qu’une simple et facile analyse de textes vînt me tirer de mon anonymat Je ne me suis pas trompé : aucun des critiques n’avait reconnu ma voix dans
On imagine ma joie profonde. La plus douce de toute ma vie d’écrivain. J’assistais à quelque chose qui, en littérature, n’intervient en général qu’à titre posthume, lorsque, l’auteur n’étant plus là et ne gênant plus personne, on peut lui rendre son dû.
Ce fut seulement un an après la publication du premier Ajar, lorsque je demandai à mon petit-cousin Paul Pavlowitch d’entrer en scène que, pour traiter avec l’éditeur notre lien de parenté une fois découvert, les soupçons commencèrent à se porter sur moi. J’en disposais avec la plus grande facilité : je savais que ces messieurs-dames n’allaient pas faire leur métier et étudier les textes.