Je me permets de dire encore ce que j’ai remarqué plusieurs fois: de même que les anciens prêtres n’étant contrôlés que par leurs collègues se permettaient des écarts de la vérité rien que pour le plaisir d’étonner et de mystifier leur public de même les prêtres de la science font la même chose avec la même effronterie. La majeure partie de ce qu’on appelle religion n’est que la superstition du passé; la majeure partie de ce qu’on appelle science n’est autre chose que la superstition du présent. Et la proportion d’erreur et de vérité est, je suppose, à peu près, la même. Par conséquent travailler au nom d’une croyance en quoi que ce soit, religion ou science, est non seulement un moyen douteux pour améliorer l’existence des hommes, mais un moyen dangereux, pouvant produire plus de mal que de bien. Consacrer sa vie à remplir les devoirs imposés par la religion: prières, communion aumônes, ou bien, d’après le conseil de M. Zola, la vouer à certains travaux scientifiques et apprendre à la veille de sa mort que le principe religieux ou scientifique au service duquel on avait consacré toute sa vie n’était qu’une ridicule erreur...
En autre, avant même d’avoir lu le discours de M. Zola dans lequel le travail en soi-même, quel qu’il soit est mis au rang de mérite, j’ai toujours été étonné de l’opinion établie surtout en Europe que le travail est une espèce de vertu. J’ai toujours cru qu’il n’était pardonnable qu’à un être privé de raison, comme la fourmi de la fable d’élever le travail au rang de vertu et de s’en glorifier, M. Zola assure que le travail rend l’homme bon; j’ai toujours remarqué le contraire. Sans parler du travail égoïste dont le but est le bien-être ou la gloire de celui qui travaille, qui est toujours mauvais, le travail conscient, l’orgueil de son travail rend non seulement la fourmi mais l’homme cruel. Qui de nous ne connaît ces hommes inaccessibles à la vérité et à la bonté, qui sont toujours tellement occupés qu’ils n’ont jamais le temps non seulement de faire le bien, mais de se demander si l’affaire à laquelle ils travaillent n’est pas nuisible. Vous dites à ces gens: votre travail est inutile ou peut être pernicieux, en voici les raisons, attendez, examinons la chose. Ils ne vous écoutent même pas et répliquent avec ironie: vous êtes à votre aise pour raisonner. Ai-je le temps de discuter. J’ai travaillé toute ma vie et le travail n’attend pas; j’ai à rédiger un journal quotidien avec un demi-million d’abonnés; je dois organiser l’armée; j’ai à construire la tour Eiffel à organiser l’exposition de Chicago, à percer l’isthme de Panama, à faire des recherches sur l’hérédité, sur la thélépathie ou sur le nombre de fois que tel ou tel auteur classique a employé tel ou tel mot. Les hommes les plus cruels de l’humanité, les Nerons et le Pierre I ont été constamment actifs, ne restant pas un instant livrés à eux mêmes, sans occupations ou sans distractions.
Si même le goût du travail n’est pas un vice, il ne peut à aucun point de vue être envisagé comme un mérite. Le travail pas plus que la nutrition ne peut être une vertu, le travail est un besoin dont la privation est une souffrance et l’élever au rang de mérite est aussi monstrueux que d’on faire autant pour la nutrition. La seule explication de cette étrange valeur attribuée au travail dans notre société est que nos ancêtres ont érigé l’oisiveté en attribut de noblesse, presque de mérite et que les gens de notre temps ne se sont pas encore complètement libérés de ce préjugé. Le travail, l’exercice de nos organes, ne saurait être un mérite, parce qu’il est toujours une nécessité pour chaque homme ainsi que pour chaque animal, comme le certifient égalemens les galopades d’un veau attaché à une corde et dans notre société, les exercices stupides auxquels s’adonnent les gens riches et bien nourris, qui ne trouvent pas d’emploi plus raisonnable et utile à leurs facultés mentales que la composition et la lecture d’articles de journaux et de romans, le jeu d’échecs et de cartes, la gymnastique, l’escrime, le lawn-tennis, les courses et autres, pour l’exercice de leurs museles.
A mon avis non seulement le travail n’est pas une vertu, mais dans notre société défectueusement organisée il est le plus souvent un des principaux moyens d’anesthesie morale dans le genre du tabac, du vin et autres moyens employés par les hommes pour s’étourdir sur le désordre et le vide de leur existence; et c’est précisément sous ce jour que M. Zola recommande le travail à la jeunesse.