— Un jour, j’ai fait un hold-up chez un courtier en bourse dont elle était la secrétaire. Tout s’était bien passé. Et puis voilà que deux semaines plus tard je me trouve dans un restaurant face à Lisa : le hasard… J’ai tout de suite vu qu’elle me reconnaissait. Au lieu de disparaître, je lui ai expliqué comment j’avais organisé ce coup de main et, avant de la quitter, je lui ai donné mon nom et mon adresse en me demandant ce qu’elle allait faire. Eh bien ! ce n’est pas la police qui est venue chez moi : c’est elle ! Romantique, non ?
— Très, convint Gessler.
— Oui, un Allemand doit très bien comprendre ça, surtout s’il est amoureux de Lisa. Et vous ?
— Pardon ! sursauta Gessler.
— Et vous, ça s’est fait comment avec Lisa ?
L’avocat secoua la tête.
— Que voulez-vous dire ?
— Comment est-elle devenue votre maîtresse ?
— Lisa n’est pas ma maîtresse.
— Elle me l’a dit, mentit l’évadé en soutenant le regard de son interlocuteur.
— Elle n’a pas pu vous dire ça !
— Vous voulez que je le lui fasse répéter devant vous ?
— Ça m’intéresserait.
Frank se leva et, d’un pas déterminé, gagna la porte de l’entrepôt.
— Paulo ! appela-t-il.
Il y eut un silence. Frank eut peur et crut que Lisa s’était enfuie. Il sortit pour regarder en bas. Il vit deux policiers dans l’entrepôt. Baum et Warner parlementaient avec eux. Paulo et Freddy faisaient mine de coltiner des caisses. Les deux flics levèrent les yeux et l’aperçurent. Frank ne perdait jamais son sang-froid. Il constata avec satisfaction que ces cinq ans de détention ne lui avaient pas émoussé les nerfs. Au lieu de battre en retraite, il s’accouda à la rampe pour regarder les policiers. Ceux-ci se désintéressèrent de lui et ne tardèrent pas à s’en aller. Paulo gravit l’escalier, s’arrêtant toutes les deux marches pour souffler.
— J’ai mouillé ma flanelle, dit-il. Figure-toi que messieurs les chevaliers teutoniques visitent tous les docks à la recherche du fourgon.
— S’ils le cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas trouvé, résuma Frank. Tant qu’ils ne l’auront pas trouvé, nous aurons la paix. Tiens compagnie à Gessler un moment, il faut que je parle à Lisa.
Paulo lui adressa une mimique éplorée. Il n’aimait pas la conduite de son ami. Elle était indigne d’eux ; indigne des risques qu’ils avaient pris et des crimes qu’ils avaient commis pour le sortir de prison. En soupirant, le petit homme gagna le bureau.
— Ça n’a pas l’air de carburer très fort, Frank et vous ? fit-il à Gessler.
L’autre eut un léger sourire entendu.
— C’est bête de ne pas s’entendre avec son avocat, plaisanta amèrement Paulo. C’est à propos de Lisa, hein ? Il a reniflé le bouquet ? Vous savez, Frank, c’est un sacré type !
— Je sais.
— Seulement il a un gros défaut, reconnut Paulo : il pense trop.
— Oui, dit Gessler, il pense trop.
— Et en taule ça n’a pas dû s’arranger. Et puis il est… Je cherche le mot… Trop sensible, quoi !
— Hypersensible ! proposa l’avocat.
Paulo lui adressa une révérence admirative.
— Eh bien, dites donc, fit-il, le Larousse, vous ne vous en servez pas comme tabouret.
Lisa et Frank revinrent. Bien qu’elle marchât devant lui, il était visible qu’il ne la contraignait pas. Ils stoppèrent devant Gessler et restèrent silencieux. Gêné, Paulo battit en retraite en direction de la verrière. Il sifflotait.
— Tu veux répéter, Lisa ? balbutia Frank.
Lisa se racla la gorge et dit à Gessler :
— J’ai dit à Frank que j’avais été votre maîtresse, Adolf.
Gessler la regarda, puis détourna la tête. Frank se pencha sur l’avocat et aboya :
— Objection, monsieur Gessler ?
— Si Lisa le dit, c’est que c’est vrai, répondit Gessler.
— Non, Frank ! hurla la jeune femme. Non, ce n’est pas vrai ! Pas vrai !
Elle se jeta sur lui, martelant à coups de poings maladroits la poitrine de son amant. Il la repoussa si brutalement qu’elle tomba sur le plancher. Gessler voulut l’aider à se relever, mais Frank s’interposa.
— Laissez-la !
Lisa ne cherchait pas à se remettre debout. Affalée sur le sol, elle protestait, folle d’indignation :
— J’ai dit ça parce que tu m’as demandé de le dire ; afin de faire une expérience et te prouver que… J’étais tellement certaine que M. Gessler… Adolf ! implora-t-elle, je vous en supplie, dites-lui la vérité. Dites-lui qu’il n’y a jamais rien eu entre nous ! Pourquoi n’avez-vous pas protesté !
Gessler se cacha le visage dans ses mains.
— Je vous demande pardon, Lisa. Mais c’était un mensonge trop doux à entendre pour que je le rejette !
— Oui, oui ! cria Lisa en se relevant. Un mensonge ! Tu entends, Frank ? Rien qu’un mensonge que tu as toi-même inventé.
Le silence qui suivit leur fit mal à tous.
— Paulo, ordonna brusquement l’évadé, redescends avec elle !
Paulo renifla. Sa figure était toute ramassée autour de son gros nez pustuleux.
— Écoute, Frank, même si elle a fait ça…
— Elle a fait ça, Paul, dit Frank, elle l’a fait.
Son expression était terrible.
— Mais non, protesta Lisa en sanglotant. Mais non, Frank, je te jure…
— Allons, venez, fit Paulo, compatissant, en la prenant aux épaules.