Nous avions décidé ceci : toujours rester en contact avec Mike pour lui faire part de notre position et de nos déplacements. Quant à lui, il resterait à l’écoute partout où il possédait des terminaisons nerveuses. C’était là une chose que j’avais découverte ce matin même : Mike pouvait écouter par l’intermédiaire d’un téléphone non décroché. Cela me déconcertait : je ne crois pas à la magie. Pourtant, en y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’un téléphone pouvait être connecté à un réseau central sans la moindre intervention humaine si ledit réseau en avait la volonté. Et Mike avait une volonté de bolchoï.
Comment Mike savait qu’un téléphone se trouvait à l’extérieur, voilà qui reste difficile à expliquer étant donné que « l’espace » ne pouvait pas avoir la même signification pour lui que pour nous. Comme il possédait une « carte » de l’infrastructure de toute la machinerie de Luna City, il pouvait presque toujours comparer nos indications avec ses données ; il lui était difficile de s’égarer.
Voici comment, depuis le premier jour de la cabale, nous sommes continuellement restés en rapport avec Mike et les uns avec les autres : par l’intermédiaire de son extraordinaire système nerveux. Je n’en reparlerai donc pas à l’avenir, sauf si la chose s’avérait nécessaire.
Mamie, Greg et Wyoh attendaient sur le palier ; Mamie trépignait d’impatience, mais j’ai vu qu’elle souriait et qu’elle avait prêté une étole à Wyoh. Mamie ne se montrait pas plus pudique que tous les autres Lunatiques : contrairement aux nouveaux débarqués, elle ne voyait aucun inconvénient à la nudité. Mais pour l’église, c’était autre chose.
Nous sommes donc arrivés, Greg se rendant directement à la chaire et nous à nos places. Je suis resté assis au chaud à rêvasser, sans penser à quoi que ce soit. Wyoh, quant à elle, écoutait attentivement le sermon de Greg ; en l’observant, j’en ai déduit qu’elle connaissait déjà notre livre de cantiques – ou bien elle possédait un véritable talent pour le déchiffrer.
Quand nous sommes revenus à la maison, les petits dormaient déjà, ainsi que la plupart des adultes. Seuls Hans et Sidris étaient debout. Sidris nous a servi des galettes et un chocosoja, puis nous sommes tous allés nous coucher. Mamie a donné à Wyoh une chambre dans le tunnel où vivaient la plupart des garçons, une pièce auparavant réservée aux plus petits. Je ne lui ai pas demandé comment elle les avait relogés, il semblait clair qu’elle offrait à mon hôte ce que nous avions de mieux – dans le cas contraire elle aurait mis Wyoh avec l’une des filles aînées.
Cette nuit-là, j’ai dormi avec Mamie, en partie parce que notre femme-aînée est douée pour calmer les nerfs – j’avais connu des événements très éprouvants sur le plan nerveux – et en partie pour qu’elle sache que je n’allais pas me glisser dans la chambre de Wyoh une fois la maisonnée assoupie. Mon atelier, où je passais la nuit quand je dormais seul, jouxtait la chambre de Wyoh. Mamie me disait souvent, sans détour : « Suis ton chemin, mon chéri. Si tu as des intentions malsaines, ne m’en parle pas. Assouvis-les derrière mon dos. »
Ce que ni l’un ni l’autre n’aurions admis. Nous avons bavardé en nous préparant à aller au lit puis nous avons continué, lumière éteinte. J’ai fini par me tourner sur le côté.
Au lieu de me souhaiter bonne nuit, Mamie m’a demandé :
— Manuel ? Pourquoi ta charmante petite invitée se maquille-t-elle à la manière d’une Afro ? Son teint naturel lui irait mieux, selon moi. Oh, bien sûr, elle est absolument charmante comme ça aussi.
Je me suis retourné pour la regarder, mais l’argument esthétique ne paraissait guère convaincant. Aussi lui ai-je tout raconté, tout sauf une chose : Mike. J’en ai bien parlé, mais sans préciser qu’il s’agissait d’un ordinateur car, pour des raisons de sécurité, Mamie n’aurait sans doute pas l’occasion de le rencontrer.
Me confier ainsi à Mamie – la prendre dans ma sous-cellule, pourrait-on dire, pour lui demander de former à son tour sa propre cellule –, la mettre dans le secret, ce n’était pas le fait d’un mari incapable de s’empêcher de tout cafarder à sa femme. Cela pouvait sembler un peu prématuré, mais si elle devait être mise au courant, on ne pouvait trouver de meilleur moment.
Mamie était intelligente et elle savait agir avec efficacité ; c’était ce qu’il fallait pour gouverner une grande tribu sans montrer les dents. Parmi les familles de fermiers et dans tout Luna City, on la respectait ; elle habitait là depuis plus longtemps que 90 % de la population. Elle pouvait s’avérer de bon conseil.
Et elle demeurait indispensable au sein de la famille. Sans son appui, Wyoh et moi aurions eu du mal à utiliser ensemble le téléphone (difficile à expliquer) et empêcher les gosses de s’en apercevoir (impossible !), tandis qu’avec son aide, il n’y aurait aucun problème dans la maisonnée.
Elle m’a écouté attentivement puis a soupiré.
— Cela paraît dangereux, mon cher.