Sans compter que Luna tire de l’énergie de sa position : située au sommet d’un puits gravitationnel profond de 11 kilomètres par seconde, elle est maintenue à son sommet par une courbe haute de seulement 2,5 kilomètres par seconde. Mike connaissait cette courbe : tous les jours il projetait des chargements de grain par-dessus pour les laisser glisser vers Terra.
Il avait calculé ce qui arriverait si un chargement jaugeant 100 tonnes (ou la même masse de roc) tombait sur Terra sans être freinée.
L’énergie cinétique au point d’impact serait de 6,25 x 10 puissance 12 joules : plus de 6 billions de joules.
Qui, en un instant, se convertiraient en chaleur. Une explosion, et une grosse !
L’évidence même. Regardez Luna : que voyez-vous ? Des milliers et des milliers de cratères, là où Quelqu’un s’est amusé à balancer des rochers à loisir.
— Les joules ne représentent pas grand-chose pour moi, a dit Wyoh. Qu’est-ce que cela donne par rapport à une bombe H ?
— Euh…
Je me suis mis à réfléchir. Heureusement, Mike travaille plus vite que moi et a répondu :
— Le choc d’une masse d’une centaine de tonnes sur Terra ferait à peu près l’effet d’une bombe atomique de 2 kilotonnes.
— « Kilo », cela veut dire mille, a murmuré Wyoh, et « méga » un million… ça ne fait donc jamais qu’un cinquante millième d’une bombe de 100 mégatonnes. N’est-ce pas la puissance qu’a utilisée la Sovunion ?
— Wyoh chérie, ai-je dit doucement, ça ne marche pas comme ça. Prends le problème dans l’autre sens. Une explosion de 2 kilotonnes équivaut à celle de 2 millions de kilogrammes de trinitrotoluène… Un kilo de TNT fait déjà de gros dégâts, il suffit de demander à n’importe quel mineur. Deux millions de kilos raseraient une ville de bonne taille. Tu confirmes, Mike ?
— Oui, Man. Mais Wyoh, ma seule amie femme, il y a un autre aspect à prendre en compte. Les bombes à fusion de plusieurs mégatonnes sont inefficaces. L’explosion se produit dans un espace trop petit et beaucoup d’énergie se trouve gaspillée. Une bombe d’une centaine de mégatonnes, censée dégager cinquante mille fois plus de puissance qu’une bombe de deux kilotonnes, n’aura finalement qu’un effet destructeur seulement treize cents fois plus grand que cette dernière.
— Eh bien… treize cents fois, ça fait déjà beaucoup, surtout s’ils doivent utiliser contre nous des bombes encore plus grosses !
— Vrai, Wyoh, mon amie femme… mais Luna ne manque pas de rochers.
— Oh, ça, c’est sûr !
— Camarades, a dit Prof, ceci dépasse mon entendement… Dans ma jeunesse, à l’époque où je posais des bombes, mon expérience se limitait à quelque chose de l’ordre d’un kilogramme du produit chimique explosif que vous avez mentionné, Manuel. Enfin, je suppose que vous savez tous les deux de quoi vous parlez.
— En effet, a accordé Mike.
— J’accepte donc vos chiffres. Cependant, pour en revenir à une échelle compréhensible, il me semble que ce plan demande que nous nous emparions de la catapulte, n’est-ce pas ?
— Oui, avons-nous répondu en chœur, Mike et moi.
— Cela reste faisable. Nous devrons la garder et la maintenir en état de marche. Mike, avez-vous pensé à la façon de protéger votre catapulte contre, disons, une petite torpille à ogive nucléaire ?
Et la discussion s’est poursuivie longtemps encore. Nous nous sommes arrêtés pour manger et avons cessé de parler affaires à la demande du professeur. Mike nous a alors raconté des histoires drôles, chacune d’entre elles en rappelant une nouvelle à Prof.
Lorsque nous avons quitté l’hôtel Raffles, le soir du 14 mai 2075, nous avions – du moins Mike, avec l’aide de Prof – défini les grandes lignes de la révolution, y compris les principales options en cas de situation critique.
Quand est venue l’heure de partir, moi à la maison et Prof à son cours du soir (s’il ne se faisait pas arrêter), puis à son domicile pour prendre un bain et des affaires ainsi que tout ce dont il aurait besoin à l’hôtel, Wyoh nous a clairement fait comprendre qu’elle ne voulait pas rester seule dans cet endroit impersonnel. Inflexible dans les phases décisives, elle s’avérait douce et vulnérable le reste du temps.
J’ai donc appelé Mamie par l’intermédiaire d’un Sherlock pour l’avertir que j’amenais quelqu’un à la maison. Mamie remplissait sa fonction avec une certaine classe ; n’importe quel époux pouvait ramener un invité à la maison pour un repas ou pour une année, et notre seconde génération pouvait en faire autant du moment qu’elle prévenait à l’avance. Je ne sais pas comment fonctionnent les autres familles ; nous, nous avons des coutumes vieilles d’un siècle qui nous conviennent parfaitement.
Voilà pourquoi Mamie ne m’a rien demandé, ni nom, ni âge, ni sexe, ni situation maritale ; j’en avais le droit et elle était bien trop fière pour m’interroger. Elle s’est contentée de dire :
— D’accord, mon chéri. Avez-vous dîné tous les deux ? Nous sommes mardi, tu sais.