— Il faut que je rentre à la maison ! Jamais de ma vie je n’ai participé à l’élimination de qui que ce soit, mais je vais vraiment me réjouir de faire la peau à ces espions !
Avec tranquillité, Prof est intervenu :
— Personne ne sera éliminé, ma chère Wyoming.
— Quoi ? Professeur, vous pourriez supporter cela ? Si je n’ai jamais tué personne, j’ai toujours su qu’un jour il faudrait passer par là.
Il a remué la tête :
— Ce n’est pas en le tuant qu’on manipule un espion, surtout quand il ne sait pas que vous, vous l’avez démasqué.
— Je dois être idiote !
— Non, chère madame. Mais vous faites preuve d’une charmante honnêteté congénitale… c’est là une faiblesse contre laquelle vous devrez vous prémunir. Avec un espion, il faut agir en le laissant respirer, en l’enkystant au milieu de loyaux camarades, et en lui procurant des renseignements inoffensifs pour qu’il puisse continuer de satisfaire ses employeurs. Nous engagerons ces individus dans notre organisation. Allons, ne protestez pas : ils seront tous dans des cellules très spéciales. Le terme de « cages », conviendrait mieux. Ce serait dommage de les éliminer : chaque espion serait remplacé par un nouvel indicateur, sans compter que le seul fait de tuer ces traîtres signalerait au Gardien que nous avons pénétré ses secrets. Mike, mi amigo, tu dois avoir un dossier sur moi. Peut-on le voir ?
Il y avait un gros dossier sur le professeur, où on le désignait comme un « vieux fou inoffensif » – ce qui m’a un peu gêné. On l’avait étiqueté comme subversif, raison pour laquelle on l’avait déporté sur le Roc, et comme faisant partie du mouvement de résistance de Luna City. Un « fauteur de troubles » au sein même du réseau, quelqu’un rarement de l’avis des autres.
Prof semblait très satisfait.
— Je devrais songer à me vendre et à devenir salarié du Gardien.
Wyoh ne trouvait pas cela drôle, surtout quand il est apparu qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie mais seulement d’une éventualité tactique.
— Les révolutions doivent être financées, chère madame, et un révolutionnaire a toujours le moyen, pour cela, de devenir indicateur de police. Il est probable que certains de ces traîtres soient en fait de notre côté.
— Je ne leur ferais pas confiance !
— Ah, oui ! c’est toujours le problème avec les agents doubles, on ne peut jamais s’assurer de leur loyauté – si du moins ils en ont. Voulez-vous voir votre propre dossier ? À moins que vous ne désiriez l’entendre en privé ?
Le dossier de Wyoh ne nous a rien révélé. Les indicateurs du Gardien l’avaient dans leur collimateur depuis des années. J’ai été surpris d’avoir, moi aussi, un dossier : des vérifications de routine faites quand j’avais commencé à travailler pour le Complexe de l’Autorité. On m’avait classé comme « apolitique » et quelqu’un avait ajouté « pas très brillant », ce qui était à la fois désagréable et vrai ; dans le cas contraire, pourquoi aurais-je accepté de participer à cette révolution ?
Interrompant Mike (il y en avait encore pour des heures), Prof s’est penché en arrière, l’air songeur :
— Une chose est claire. Le Gardien en sait beaucoup sur Wyoming et sur moi-même, et ce depuis des années. Mais, vous, Manuel, vous n’êtes pas inscrit sur sa liste noire.
— Et après la nuit dernière ?
— Ah, oui ! Mike, a-t-on enregistré quoi que ce soit dans ce dossier depuis les vingt-quatre dernières heures ?
— Rien.
Prof a continué :
— Wyoming a raison : nous ne pouvons pas rester ici éternellement. Manuel, combien de noms avez-vous identifiés ? Six, n’est-ce pas ? Avez-vous aperçu l’un d’eux la nuit dernière ?
— Non. Mais ils ont pu me voir, eux.
— Il est plus que probable qu’ils ne vous ont pas distingué dans la foule. Moi-même je ne vous ai pas repéré avant d’aller sur l’estrade alors que je vous connais pourtant depuis votre enfance. En revanche, je doute fort que Wyoming ait pu venir de Hong-Kong pour participer à la réunion sans que l’un des sbires du Gardien n’établisse un rapport sur ses agissements. (Il a regardé Wyoh.) Chère madame, accepteriez-vous de jouer le rôle officiel d’un caprice de vieillard ?
— Pourquoi pas… Comment, professeur ?
— Manuel est probablement hors de danger. Moi, je ne le suis pas mais d’après mon dossier, il semble peu probable que les flics de l’Autorité prennent la peine de me ramasser. Vous, ils peuvent décider de vous interroger ou même de vous arrêter : vous êtes désignée comme dangereuse. Il serait donc sage de votre part de vous mettre à l’abri. Vous pourriez vous cacher dans cette chambre – j’ai pensé à la louer pour quelques semaines, ou même quelques années –, du moins si vous ne voyez pas d’inconvénient aux raisons évidentes, pour les gens, de votre présence ici.
Wyoh a éclaté de rire.
— Pourquoi donc, mon chéri ! Croyez-vous que je me soucie de ce que pensent les gens ? Je serais ravie de jouer le rôle de votre petite amie… et qui dit que je me contenterai de le jouer ?