Ils ne s’étaient pas vus depuis huit jours.
Le lendemain matin Daniel se réveilla avec Martine dans ses bras. Il avait une faim de loup et une soif extraordinaire. Martine disait quelque chose. Qu’est-ce qu’elle racontait ? Elle s’était décidée pour un matelas… Quel matelas ? A ressorts ? Et alors ? Écoute, Martine, je ne comprends rien à ton histoire… Hop ! on va manger !
Un mois de septembre, on dirait un mois d’août… Au café boulevard Saint-Michel on était les uns sur les autres. Des jeunes, barbes en collier, des blue-jeans collant aux mollets… Martine était la plus belle de toutes les filles, un oiseau lisse et brillant, parmi les autres avec leurs pantalons collants, leurs queues de cheval, les pieds nus en sandales… Martine était en blanc avec des rangs de perles au cou, les cheveux noirs coupés très court, parfaitement coiffée, le visage lisse, chaque poil des sourcils bien horizontaux brillait, les cils noirs, courts et drus, encadraient nettement les yeux. Une déesse !
— Alors, un matelas à ressorts ? A quoi bon ? demanda Daniel après avoir mangé.
Martine se fâchait presque : cette façon qu’il avait de prendre à la légère quelque chose qui la préoccupait tant ! Elle le regarda. Avec ses cheveux en brosse, ses larges épaules et ce regard d’une innocence végétale c’était un homme, c’était un enfant, c’était Daniel qu’elle avait attendu toute sa vie et qu’elle avait.
Martine se mit à lui raconter l’histoire de Cécile. Soudain il s’assombrit.
— Qu’est-ce que tu as, Daniel ?
— Rien…
— Tu n’es pas content d’être avec moi ?…
— Hein ?… Si, si…
Sa bouche crispée devint très grande. Les joues se creusèrent. Il fumait sa pipe par petites bouffées rapides. Son œil vague se posa sur Martine :
— Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître…
Martine se ramassa[156] ; alors il se taisait pour penser à Cécile. Elle ne dit rien.
— Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… Pourquoi ne lui donnes-tu pas ton appartement ? demanda Daniel.
Martine joignit les mains :
— Lui donner mon appartement ?…
— Elle y sera bien. C’est semi végétal. Tandis que toi… — Daniel regardait Martine de ses yeux vagues — tu es du monde animal, sauvage… Malheureusement, un animal dans les matières plastiques ! Si je te suivais, ce n’est pas dans la jungle que je me retrouverais, mais dans les grands magasins, rayon ménage et hygiène.
— Tant pis… — Martine sortit sa boîte à poudre. — Je ne crois pas que ça soit flatteur. Un animal dans les matières plastiques… Demande l’addition et on s’en va.
Daniel devait être à Versailles le lendemain à la première heure. Ils auraient pu retourner à l’hôtel, cela leur arrivait. Daniel alors se levait à six heures… Mais il ne le lui proposa pas. Il demanda l’addition et reconduisit Martine chez elle. « A bientôt ! » dit-il, et la quatre-chevaux disparut à toute vitesse.
XVI. OUVERTURE DE CRÉDIT
L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant en matière plastique, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter personne. Daniel était plongé dans l’étonnement… Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela était à Martine, et il n’y avait que Martine elle-même là-dedans qui était à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtînt de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter des chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose… Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’était-elle lancée là-dedans ! Après cette lettre Daniel ne revint pas dans l’appartement de deux semaines[157], aussi Martine ne lui demandait-elle plus rien. Elle se débrouillait bien toute seule.
Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approchaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles… Bref, l’univers de Daniel où elle ne pouvait pas mettre de l’ordre.
Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages[158]. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa vie indépendante sans M’man Donzert, sans Cécile, sans M. Georges.