— Savez-vous, Mesdames, à quoi vous me faites penser ? cria-t-il, pour se réveiller, — à de la matière plastique, neuve, fraîche, de couleur tendre…
Personne ne se fâcha, on trouvait le mari de Martine très, très amusant…
Lorsque tout le monde fut parti, Martine se mit à laver la vaisselle et à remettre tout en ordre. Elle était infatigable ! Daniel dormait ferme lorsqu’elle se coucha, non sans avoir fait sa toilette du soir, bien que le jour perçât déjà derrière les fenêtres nues, sans volets ni rideaux… Il en fallait encore des choses dans cet appartement ! Martine essaya de penser aux rideaux, mais s’endormit aussitôt.
Le lendemain Daniel partait pour la ferme : il avait besoin de se reposer et de travailler. Le stage dans une exploitation, il allait le faire chez son père. Martine ne pouvait pas l’accompagner, elle passerait son congé payé à l’Institut de Beauté, où cela lui ferait un salaire double. Il lui fallait de l’argent pour payer les échéances[171] de l’ensemble-cosy[172]. C’était affreusement triste de se séparer, mais il n’y avait pas de choix.
XVIII. LE DOMAINE DIVIN DE LA NATURE
La ferme n’était après tout qu’à quatre-vingts kilomètres. Il y avait un boulot à y faire, c’était l’époque des hybridations, mais Daniel allait quand même à Paris. C’était encore et toujours l’amour à la sauvette[173]. Daniel pressé de rentrer, Martine obligée d’aller à l’Institut de Beauté.
Martine avait deviné juste : le père ne songeait pas, à payer son fils. Daniel laissa passer un mois, deux. Puis il eut une conversation avec son père et lui annonça que le temps de trouver un emploi[174] et il s’en irait.
— Il n’y a pas de raison, dit-il pour que Martine te paye tes jardiniers…
M. Donelle regarda Daniel curieusement.
— Et la bourse du stage qu’on t’a donnée ?
— Tu voudrais peut-être que je te paye pour le droit de travailler chez toi !
M. Donelle partit d’un grand éclat de rire :
— Allons, allons… Je dirai à Dominique d’envoyer à Martine tant par mois…[175]
La somme allouée par mois était honnête.
— Tu vois, que je tiens à te garder… conclut M. Donelle. Et même je te préviens que ton cousin Bernard est encore en train de te jouer un tour…[176] Je tiens à te garder, Daniel, mon fils…
Dans sa chambre au-dessus de la cuisine, celle qui avait été leur chambre l’an passé, Daniel ouvrait ses livres. Il travaillait tard toutes les nuits et se couchait sans parvenir à arrêter ce qui grouillait dans sa tête. Il ne souffrait pas de ces insomnies… Jamais ce qu’il avait eu en tête n’avait été plus clair, ne s’était mieux ordonné que la nuit, face à la fenêtre ouverte… La science le visitait d’habitude, ici, chez lui. Cette nuit-ci, à cause de la conversation avec son père, il pensait à Martine… Bientôt deux heures du matin, elle devait déjà dormir. Petite perdue-dans-les-bois, petite courageuse, seule dans Paris… Daniel alluma la lumière, secoua sa pipe dans le cendrier, soigneusement, pour faire plaisir à Martine, éteignit. Ce n’était pas bon en lui, il n’était pas heureux. Pas content, se sentant coupable, sans bien savoir de quoi, mal à l’aise[177], inquiet, Daniel résolut, soudain, de ne plus retourner à Paris pendant un mois au moins. Si Martine tenait à le voir, elle pouvait très bien venir en week-end à la ferme. Mais elle préférait le confort. Dans la nuit, Daniel se fâchait, vexé et triste… L’absence d’une salle de bains à la ferme décidait de leur vie commune. Elle était tout de même un peu folle, Martine. Se tuer de travail pour acheter un ensemble-cosy. Elle voulait des choses, des affaires, des objets… on dirait une drogue ! Il les lui fallait coûte que coûte[178]. Daniel se fâchait de nouveau : c’était trop idiot ! Le mystère, la grandeur de Martine s’évanouissaient parmi les tabourets en tube métallique, le bahut, le tapis en caoutchouc de la salle de bains, le matelas à ressorts… Daniel ralluma sa pipe.
Le soleil se levait. Daniel entendit de petits bruits dans la cuisine. Il s’endormit dans une bonne odeur de café qui montait dans sa chambre.
— O-hé ! Daniel ! criait Pierrot au bas de l’escalier. Daniel sauta du lit…
Le soir il partit pour Paris. Cette sacrée quatre-chevaux n’avançait pas… il avait tellement hâte de retrouver Martine, sa petite, sa chérie…
Daniel partait pour le Midi faire un stage aux pépinières de Meilland, le grand créateur de roses nouvelles. Il avait proposé à Martine de l’emmener. Elle n’avait qu’à envoyer promener son Institut de Beauté…[179] Mais il fallait payer les meubles et les objets achetés à crédit ! Maintenant qu’elle avait les mensualités envoyées par M. Donelle, plus son salaire, elle était tranquille, mais si elle ne travaillait plus, elle retomberait dans les difficultés.
Le frigidaire avait apparu dans la cuisine en plein hiver. Il y trônait comme un Mont-Blanc[180], beau, encombrant et utile.