— Je quitte mon Institut… dit-elle négligemment. Cécile s’immobilisa devant le miroir.
— Qu’est-ce qu’il arrive ? Mon Dieu !
— Oh, j’ai trouvé mieux… fit Martine. Elle avait menti comme malgré elle.
— Où ? Tu étais si bien là ! Une maison si chic ! Et Denise ? Et toutes les clientes ?
— Habille-toi. Tu vas te mettre en retard… On m’a proposé quelque chose de très intéressant. Je te le raconterai demain.
— Quelle histoire ! Tu l’as dit à maman ?
— Pas encore.
Cécile mettait un manteau du soir.
— Je n’ai pas encore vu ce manteau… Tu es belle !
— Pierre m’a mené chez un client à lui… Une maison de couture très chic. Mon Dieu, j’ai oublié mes perles ! Je suis toute retournée[246] par ce que tu m’as dit…
Martine resta dîner avec M’man Donzert et M. Georges. Ils ne parlaient que du mariage de Cécile. M’man Donzert ne pouvait penser à rien d’autre. Martine les laissait parler, la soirée s’écoulait lentement. Martine ne dit rien de ses ennuis.
Elle ne dirait rien à Daniel non plus. D’abord se débrouiller, trouver une autre place… Où peut-être ne plus faire que de la clientèle privée, pensait Martine sur le chemin de retour et chez elle et au lit dans ses draps fins pas encore finis de payer… Que faisait Daniel à cette heure de la nuit ? Dormait-il dans leur chambre à la ferme ? Il ne voulait plus la voir. Mais chaque fois en rentrant chez elle, Martine avait un petit espoir déraisonnable — peut-être serait-il là-haut, à l’attendre ?
Martine s’endormit.
XXIV. LE BEAU GACHIS[247]
L’espoir que peut-être Daniel l’attendait là-haut n’était aussi déraisonnable que Martine le croyait, puisqu’il l’avait attendue… Daniel ne pouvait pas ne pas revenir, il y avait toujours en lui une étrange inquiétude pour Martine. Et pendant que Martine était au café des Champs-Élysées, Daniel était là à l’attendre chez elle. Il avait fini par s’endormir sur le petit divan de la salle à manger, il manquait tellement de sommeil. La sonnette de la porte d’entrée le réveilla en sursaut. Il alla ouvrir : c’était Ginette.
— Martine n’est pas là ? dit-elle en le suivant dans la salle à manger.
— Non, je l’attends…
— Vous ne l’avez donc pas encore vue à la fin de la journée ? C’est drôle, elle a quitté le salon vers cinq heures.
— Ah oui… — Daniel ne trouvait pas cela drôle. — Mais pourquoi est-elle partie si tôt ?
— Pourquoi ?… Elle a eu une conversation avec Mme Denise, Mme Denise a découvert quelque chose que personne d’entre nous ne savait…
— Et quoi donc ? Daniel dressait l’oreille.
— Martine avait une clientèle particulière.
— Et alors ?
— Mais, c’est que ces clientes étaient celles de la maison !
— Et alors ?
— Mais voyons, monsieur, elle soulevait des clientes à la maison ! Cela ne se fait pas ! Mme Denise l’a renvoyée… Remarquez que si je suis là, c’est pour dire à Martine que moi, leurs idées sur la correction, je m’en balance[248]… On est amies ou on ne l’est pas. Denise est une vache, toujours du côté du patron…
Daniel bourrait sa pipe. Encore une histoire ! A tout bout de champ[249], une histoire…
— Mais les autres sont un peu de l’avis de Denise, ils prétendent que cela ne se fait pas, que c’est une indélicatesse… Vous êtes, ennuyé, monsieur, je vois bien… Il ne faut pas, je venais justement dire à Martine que j’avais une copine qui travaillait dans une maison très bien et qu’elle pourrait y entrer facilement. Ne soyez pas ennuyé comme ça, monsieur Donelle…
Elle posa une main dégantée, très douce, molle, aux ongles nacrés, roses sur la main de Daniel. Daniel prit sa main et se pencha sur Ginette pour baiser ses lèvres d’un si joli rouge. Elle se laissa faire.
— On s’en va ? dit Daniel.
Elle se leva sans un mot. Ils descendirent l’escalier sans un mot, conscients tous les deux qu’ici ils étaient encore chez Martine. Dans la rue Daniel dit :
— On va chez vous ? Où habitez-vous ?
Daniel la fit monter dans la voiture. Il avait soupé de Martine[250]. Il en avait marre[251] de Martine. Elle était tout ce qu’il détestait au monde, vulgaire, commune dans sa manière de vivre et de penser, une petite bourgeoise… Tout chez elle était mesquin et de mauvais goût. Il conduisait, freinait et débrayait, malmenait la voiture comme s’il avait sous la main Martine.
Ginette habitait aux Ternes, un immeuble comme tous les immeubles, avec une odeur de soupe aux poireaux dans l’escalier. Sur les paliers, de derrière les portes, venaient des voix, des cris d’enfants, le bruit de la radio… Ginette ouvrit une de ces portes.
— N’allume pas… demanda Daniel.