Jonas lui propose d'en faire autant, mais c'est plus fort que lui, le gosse ne peut pas et ne pourra sans doute jamais. La folie et l'absurde sont les tabous suprêmes de l'enfant, jamais il n'osera transgresser la norme à ce point. Seul l'adulte en a le courage. Quand il a créé cette faille chez Bruno, Jonas le renvoie à ses turbulences juvéniles.
Une chose est sûre: le réalisateur de Saga fait désormais partie de la bande. Séguret a dû le recruter, comme nous, au fond d'une poubelle. Ce gars-là nous suit avec une rare fidélité, il est le relais direct entre notre poignée de spectateurs et nous. Louis préfère ne pas le contacter si lui-même n'a jamais cherché à le faire. Peur que ça brise quelque chose, peut-être.
Au-dessus de la machine à café, le Vieux a épingle deux autres lettres. L'une nous vient d'un nightclubber un peu déjanté dont nous avons eu du mal à déchiffrer l'écriture. Sans parler du style.
Salut aux aventuriers du cyber-soap!
Hier encore, avec mon pote Rizzo (THE Rizzo soi-même), on ne rentrait pas de bamboche avant notre petite tasse d'Earl Grey chez Mireille sur les coups de huit du mat. Terminé! On est obligés de rentrer à 4 heures tapantes pour nos 52 minutes de flash intégral, j'ai nommé THE Saga, le surf twilight zone sur le roulis des neurones. Entre nous, les gars, si vous prenez des trucs pour écrire ça, faut nous dire immédiatement quoi. De mémoire de junkie-TV-Trash, on n'a jamais vu un truc pareil. Notre pote qui tient LE TUBE (une boîte où on vous réserve une table VIP dès que vous nous faites signe), vient d'installer une vidéo pour célébrer la grand-messe nocturne de ceux qui sont passés de l'autre côté. La secte s'agrandit de nuit en nuit. Débandez pas.
Luc et Rizzo.
Le lendemain, nous en recevions une autre.
Madame et Messieurs les scénaristes de Saga,
Juste quelques lignes, pour vous dire ceci: j'ai 41 ans et passe toutes mes nuits dans la maison de mon enfance, près de Carcassonne, parce que ma mère va y mourir dans les semaines à venir. Ma sœur la veille le jour, et je prends le relais jusqu'au matin. Elle aime me sentir proche. Quand elle s'assoupit, je règle au minimum le son de la télévision pour regarder Saga. Je ne sais pas trop comment le dire, mais cette heure-là est la seule qui m'entraîne ailleurs, comme une petite pause où j'ai enfin le temps de respirer, et de me retrouver, moi. J'ai même ri, parfois, en silence. Quand l'épisode se termine, je suis apaisé, comme si je regardais avec plus de distance cette farce absurde que nous vivons chaque jour. Merci.
Nous n'avons pas su quoi en penser. Ça nous a fait du bien. C'est tout. Du bien.
Gonflés à bloc, nous avons attaqué le n° 46. Séguret est passé en fin d’après-midi pour nous porter lui-même nos chèques et prendre livraison de deux épisodes. Je n'ai rien à dire contre cet homme qui souffre un martyre quotidien. Il considère que les auteurs sont des plaies, les acteurs sont des plaies, les annonceurs, n'en parlons pas, quant au public, il s'est ligué contre lui pour l'empêcher de voir grand. Il arbore une bedaine naissante à laquelle il semble prêter attention, à en croire la bouteille d'eau minérale qui ne le quitte jamais. Notre meilleur atout reste sa formidable inculture. La garantie formelle de faire passer
– Les voleurs sont sans doute des braques mais le plus souvent des tueurs, ils n'ont pas de temps à perdre à chaparder sur les étalages.
Béni soit cet homme qui vendrait père et mère en direct pour empêcher qu'on zappe.
En partant, j'ai saisi le manteau de Mathilde pour l'aider à le passer. Étonnée du geste, elle m'a remercié d'un sourire. J'ai juste eu le temps de prendre à la sauvette une bouffée de féminité et l'ai gardée en apnée jusqu'au-dehors.