J’ai consacré une bonne partie du déjeuner à épier la serveuse. La carence sexuelle provoque parfois les effets d'une légère ébriété: toutes les femmes sont désirables et tous les recoins pour copuler deviennent possibles. J'ai tout à coup cessé de regarder la serveuse quand trois clientes se sont installées à deux tables de moi. Trois copines de bureau, pressées, grognons, rigolotes. Trois femmes quotidiennes. Pourtant, chacune semblait avoir oublié qu'elle était une femme. Et chacune des trois méritait qu'on le lui rappelle. Sur le chemin du bureau je n'ai raté aucun visage de ces femmes des rues. À toutes, j'ai eu envie de crier que j'étais là.
Je suis retourné au bureau en pensant me mettre à l'abri mais c'est bien là que le danger m'attendait.
Pourquoi cette avalanche de créatures blondes s'est-elle abattue dans le couloir?
J'ai entendu la jungle et j'ai vu mille femmes orgueilleuses tout brûler sur leur passage, avançant comme des panthères qui n'ont pas mordu depuis longtemps. Des nymphes qui irradiaient les alentours de leur beauté et arboraient leurs seins comme des médailles. Il était trop tard pour se saisir d'une arme, on pouvait juste se cacher et les épier de loin.
– Tiens, le casting de
– Des comme ça, on n'en rencontre jamais dans la vraie vie, dit Jérôme.
– Je me suis toujours demandé comment des filles de ce genre pouvaient plaire aux hommes, fait Mathilde. Qu'est-ce que vous en dites, Marco?
Au premier café du matin, on entend le bzzzz du fax. A cette heure-là, ça ne peut être que Séguret.
Comme vous n'êtes pas sans savoir, hier matin a été diffusé l'épisode n°45. Si l'un de vous l'a regardé, il pourra témoigner auprès des trois autres que la fameuse scène de «déclaration» entre Marie et Walter a été tournée exactement comme elle a été écrite, avec toute sa dimension erotique. Je tiens à ce que vous sachiez à quel point ce genre de fantaisie risque de nous coûter cher à tous, même si ce matin-là nous avons eu notre meilleur audimat. Voulant rester en phase avec l'attente du public (dont le courrier quotidien ne fait que croître), je suis pour l'heure en train de mettre au point une sorte de cahier des charges qui définira le cadre exact du feuilleton Saga et, de ce fait, les limites à ne pas dépasser. Combien de fois ai-je insisté pour que nous dévoilions enfin la véritable identité de l'admirateur mystérieux de Marie? Depuis cette scène de lavabo bouché (!!!), c'est devenu une priorité. J'attends la séquence dans les jours qui viennent. Par ailleurs, il m'est désormais impossible de faire des concessions à propos des séquences qui sont mal appréhendées par certains décisionnaires de la chaîne. Je pense notamment, toujours dans le n°45, à ce curieux moment où Camille évoque sa crise mystique (???). Cette «digression» sort radicalement du ton général de la série, et ne cadre surtout pas avec le personnage de Camille. Je serais tout à fait honnête en ajoutant que je trouve le texte plutôt faible et un peu apprêté. Vous nous avez habitués à mieux.
Je profite de la présente pour vous informer que toute la série sera rediffusée à partir du n° 1, dès lundi prochain à 12 h 30. Le format 26 minutes nous a semblé le mieux adapté pour le créneau horaire.
N'oubliez jamais de faire passer l'esprit d'équipe avant tout le reste.
D'un geste serein, le Vieux a jeté le tout dans une corbeille.
– Séguret n'a décidément rien compris au principe de la phrase nue. S'il avait eu le courage de s'offrir un Quart d'Heure de Sincérité, deux lignes auraient suffi:
Comment ose-t-il écrire «combien de fois ai-je insisté pour que NOUS dévoilions la véritable identité de l'admirateur inconnu»?
Entre le public et nous, Séguret ne va pas tarder à être broyé et je serai aux premières loges. En revanche, la «crise mystique» dont il parle ne m'évoque pas grand-chose. Le Vieux retient un petit ricanement.
– L'histoire du pasteur? Je pensais que, comme vous autres, personne ne l'aurait remarquée.
Nous nous déplaçons tous vers le canapé où Tristan pique son petit roupillon du matin. Près de lui, Jérôme saisit la cassette en haut de la pile. Il enregistre chaque épisode, consciencieusement tous les jours. Le Vieux cale la bande au bon endroit.
– Je vous résume le cas de Camille, sinon on ne comprend rien. La pauvre fille ne réussit à trouver un sens ni à sa vie ni à sa mort. Elle va en parler au premier pasteur qu'elle trouve.
– Pourquoi un pasteur?
– Pourquoi pas un pasteur?
– Mais cette fille ne croit pas en Dieu.
– Justement.