L’homme ne demande à la femme d’être intelligente que lorsqu’elle ne l’est pas. Quand elle l’est, il en prend une autre. Il ne demande pas non plus à l’actrice d’être intelligente, car il sait qu’à l’impossible nul n’est tenu ; toutefois il exige qu’elle ait des formes. Le talent, il s’en tamponne parce qu’il confond nichons et talent. Vous allez m’objecter qu’une contorsionniste n’est pas une actrice ? Eh ben, pour un mec, si ! À condition justement — nous y revenons — qu’elle ait un sérieux bagage dans le monte-charge.
Celle-ci a droit à quelques applaudissements polis, du genre maigrichon. Un petit projo rose balaie la scène, soulevant un nuage de poussière dorée ; et une aimable personne seulement vêtue d’un bonnet à poils, vient annoncer que le décarpillage va débuter.
Dans l’intervalle, je mate les azimuts. J’ai étudié la photo d’Ange Ravioli aux sommiers et je me détranche pour mieux essayer de l’apercevoir, mais sans succès. Peut-être que le patron du Raminagrobis est en vacances ? Qui sait ?
Je me tourne vers le barman. C’est un Corsico brun comme l’Andalousie qui prend son rade pour un contre-torpilleur et son shaker pour un lance-torpilles.
— Remettez-moi un scotch ! lui dis-je.
Ici la confiance n’est pas à l’ordre du jour car en versant le breuvage, le loufiat annonce la couleur :
— Mille francs !
Je lui attrique un Richelieu avec de la menue morniflette pour gonfler son bas de laine.
— Ange n’est pas là ? je questionne sur le mode neutre.
— Il vient plus tard, fait l’homme du bar en enfouillant mes deniers.
Le mieux, c’est d’attendre. Je bigle mon horloge parlante. Il est onze heures moins vingt. La fumée ambiante me pique les châsses, à moins que ça ne soit un début de sommeil ? C’est pourtant pas le moment de jouer un solo de ronflette. J’ai école. Les cours du soir, c’est ce qui se fait de mieux dans le métier.
Je fais comme tous les assoiffés de vertige ici présents : je savoure le spectacle. La fille qui vient de s’annoncer sur le podium est habillée en dame patronnesse : longue soutane noire ; pompes à boutons, chignon-bidon, bésicles, bitos de chaisière, mitaines et tout le bidule ! C’est bien composé comme tenue, mais on devine là-dessous des formes comprimées et une jeunesse plantureuse qui ne demande qu’à jaillir de cette carapace funèbre.
La dame s’approche du piano. Radine alors une petite fille modèle signée comtesse de Ségur née Rostopchine. Elle porte des cotillons longs, une robe mousseuse, des nattes dans le dos, un vieux bada en paille d’Italoche et elle tient un cerceau.
Vous l’avez sans doute deviné avec l’intelligence que vous charriez en bandoulière, mais la petite fille en question a eu vingt berges aux prunes. Elle fait la bibise à la dame qu’est censée être son prof de piano et se place sur le tabouret tournant. On a droit à une gamme laborieuse. La dame tapote le couvercle de la cage à sérénade pour protester contre le mauvais doigté de la donzelle. Alors, par mimiques, la petite môme explique qu’elle a trop chaud et le déloquage commence.
C’est savant. Elle dégrafe sa robe. Son prof en fait autant. La salle retient son souffle. On entend pleuvoir les boutons sur le plancher du Raminagrobis. La direction doit faire des lots à la mercière du coin. Au bout d’un quart d’heure de ce micmac, les deux personnes sont aussi peu vêtues que le piano. Celle qui chique au prof ôte même son chignon.
Quand il ne leur reste plus que leur rouge à lèvres, la lumière s’éteint et le public applaudit à tout rompre cette magnifique manifestation de l’art contemporain. Vous me connaissez, je ne suis pas pudibond, au contraire, mais je trouve que ces poses méritent le plastic. Un strip, c’est à deux qu’il est une œuvre d’art.
Le barman me cligne de l’œil.
— C’est du spectacle, hein ? fait-il, fiérot.
— Et comment ! On n’arrête pas le progrès. Quand on pense que ça ne fait pas dix ans que la bombe atomique a été inventée et qu’on en est déjà là, hein ? Ça donne le vertigo !
Il hoche la tête, convaincu.
— Laquelle que vous trouvez la plus sensass ?
— La prof, dis-je sans hésiter. Elle a plus de talent, surtout du bas. Vous avez remarqué ce grain de beauté sur la fesse gauche, dites ? Quel jeu de scène !
— C’est un don, quoi ! émet le loufiat.
— Exactement. Vous avez des filles qui se farcissent trois piges de Conservatoire ou de cours Simon pour arriver à quoi ? À jouer du Musset devant des salles vides…
— Faut être jojo, admet le serveur.
Il sert une bière allemande à un Anglais et une bière anglaise à un Allemand avant de poursuivre cette conversation à bâtons rompus.
— Notez, dit-il, que c’est pas n’importe qui qui peut jouer ça ! Vous imaginez une tarderie passant au décarpillage ?
Il se tait, car un monsieur important vient d’entrer, qui inspecte la salle d’un œil scrutateur. C’est Ange Ravioli. Il porte malgré la saison un lardeuss en poil de bossu et un foulard en soie. Ses cheveux calamistrés scintillent comme de l’anthracite. Un signe de tronche au garçon et il se dirige vers le fond du bar.