Alors le gars referme son cure-dents, le glisse dans sa poche et pose sa lampe sur la bière défoncée, en orientant le faisceau vers l'entrée du caveau. J'aperçois une silhouette, tout là-haut, immobile. Notre sauveur croise ses mains et les tient à la hauteur de son bas-ventre afin de nous faire la courte échelle. Je me sers de son escabeau en premier. J'ai les membres ankylosés et je me sens aussi agile qu'un camion de déménagement dans un salon Charles X.
Mais avec de la volonté on arrive à tout, même à ne plus en avoir. Je me hisse. Une main fine entre dans la lumière. Une main ornée d'une bagouse à caillou. Une main de femme, quoi ! Elle m'aide pourtant à m'extraire de la fosse commune avec une force peu commune. Le grand air me chavire. Il tombe une petite pluie d'hiver, froide et pas chaude. Mais c'est tellement bon ! Je regarde la dame et j'ouvre la bouche grand comme celle d'une gargouille-moyenâgeuse-assistantune-conférence-de-Daniel-Rollemops. La nana en question, c'est Eva. Elle est désarmée et désarmante. Un sourire ensorceleur découvre sa denture éclatante.
— Alors, monsieur Lazare ! gazouille-t-elle, ce séjour aux Enfers ?
— Paradisiaque ! assuré-je, on a joué aux osselets avec le précédent locataire et il s'est marré comme un petit fou !
J'aide le Gros à ressusciter. C'est pas fastoche. Une première fois son pied glisse sur les mains en étrier de notre sauveur et il s'abat sur l'homme aux rouflaquettes de danseur argentin. Remue-ménage dans la fosse. Les exclamations du Gros sont très gauloises (on se croirait dans une fosse celtique). Enfin en conjuguant nos efforts, nous parvenons à l'extirper de là. Bientôt Belloise suit, puis le déficeleur exécute un rétablissement fulgurant car il a été malade dernièrement et beaucoup de gens lui ont souhaité un prompt rétablissement.
— Venez ! nous dit la ravissante en marchant sur la pelouse givrée.
Nous arpentons en titubant une allée envahie par la mauvaise herbe et nous débouchons devant une porte de fer, rouillée comme le berlingot d'une demoiselle de cent deux ans. Le type qui nous a sauvés pousse le vantail. Nous voici dans un chemin creux. Une bagnole y est stoppée : une grosse Cadillac noire, d'un âge déjà avancé. Nous y prenons place. La môme se colle devant et son sbire se place au volant.
Béru la reconnaît à cet instant seulement.
— Tiens, vous avez réfléchi ! grommelle-t-il. C'est par humanité ou par peur des conséquences ?
La gosse nous virgule un regard tellement candide que Voltaire résilierait son abonnement à l'« Express ».
— Je ne fais pas partie de cette bande de gangsters, nous dit-elle. Mais je ne pouvais rien faire pour vous tant qu'ils étaient là.
— Qui êtes-vous ? m'enquiers-je.
— Vous le saurez bientôt.
Belloise croise ses mains sur sa poitrine et se renverse en arrière.
— Si je m'attendais à rouler dans une Cad cette nuit ! soupire-t-il.
Bérurier lui donne un rapide aperçu de ses conceptions philosophiques :
— La vie c'est commak, mon pote : un coup t'es mort, un coup, tu roules en Ravaillac. C'est ce qu'on appelle les ponts d'érable.
— Où nous conduisez-vous ? je demande.
Elle s'étonne.
— Mais… à Paris, naturellement !
— O.K., fait Bérurier, lequel parle couramment l'américain. Si ça ne vous faisait pas faire un détour, vous seriez bien bonne de me déposer à la « Brasserie Alsacienne ». Ça fait des cercles et des cercles que j'ai rien becqueté et moi, dans ces cas-là, c'est la choucroute mon plat d'érection ! Une belle choucroute génie jusqu'au toit, avec du pur porc en veux-tu en voilà !
Il essuie d'un revers de manche la salive qui dégouline sur ses bajoues.
Des larmes de contentement, produites non point par les glandes lacrymales mais par le pancréas, ruissellent sur sa bouille de gladiateur meurtri.
— Dans quelle région étions-nous ? demandé-je à ma ravissante sauveuse.
— Près d'Orléans, fait-elle.
— Vous êtes notre Jeanne d'Arc, dis-je en la couvrant d'un regard qui aurait fait fondre l'armure de la Pucelle.
Elle y répond par un autre regard plein de promesses. La Cadillac roule à cent vingt dans la campagne endormie. Eva ouvre sa boîte à gants et y pêche une boutanche plus étoilée qu'une nuit vénitienne.
— Je pense que vous avez besoin d'un petit coup de remontant, fait-elle.
Voir la réaction du Gravos ! Sa main avide gobe la bouteille. D'un coup de chicots il arrache le bouchon et se met à nous interpréter : « Descendez on vous demande. »
— Laissez-m'en un peu, implore Belloise. J'en ai autant besoin que vous !
Béru cesse de boire et c'est à moi qu'il présente le flacon.
— Tu permets, oui ! dit-il à Riri, mon supérieur rachitique passe avant toi ! D'abord tu m'as traité de flic, tout à l'heure dans le caveau. Si je m'écoutais, je te ferais faire ballon !
Belloise vient au renaud.
— Dites, la poule, vous commencez à me les briser menu avec vos combines ! On m'y reprendra à jouer les bonnes soeurs !
J'achève de liquider une solide rasade et je lui tends la dite bouteille.