— C'est terrible. On va mourir de faim et peut-être même de soif ! Attendez : y a un mec qui fait du stop, là-bas !
— C'est pas un stoppeur, c'est un cactus, rectifie Belloise, vous avez du caramel mou à la place des yeux, m'sieur Bérurier !
Béru passe sa main gauche par-dessus le volant et chope un bouton de Riri.
— Ecoute, petit gars, rouscaille l'Enorme, faudrait pas oublier à qui c'est que tu causes. J'aime pas que les truands se permettent des prévôtés avec moi, vu ? Les petits malins qui vont taquiner les agences du Crédit Lyonnais et qui ensuite viennent faire de l'esprit à votre détritus me chiffonnent !
Riri hausse les épaules.
— Vous fâchez pas, m'sieur Bérurier.
— Inspecteur principal, siouplaît !
Alors Belloise n'en peut plus.
— Ecoutez,tas de fesses, ici y a pas plus d'inspecteur principal que de beurre dans la culotte d'un zouave ! J'ai pas demandé à jouer « Un Taxi pour Tobrouk », moi ! Sans vos combines à la graisse de cheval mécanique, je serais encore à Courchevel à faire du ski.
— Arrête un peu ta charrette, dis, morveux, que je te répare la devanture !
— Si vous y tenez, j'suis votre homme !
L'autorité San-Antoniesque doit se manifester.
— Quand vous aurez fini vos giries, les gars, vous m'enverrez un télégramme ! En plein désert, avec une horde de loups au panier, vous trouvez encore le moyen de vous attraper !
Ils se calment. Nous parvenons à la hauteur d'une gigantesque plante grasse et, très fairplay, Béru convient de son erreur.
— Fectivement, dit-il, c'est un cactus. Et il s'est pas rasé.
Il tire sa belle langue aussi chargée qu'un envoi de fonds.
— J'ai la menteuse comme une queue de morue dans un baril de saumure ! Des fois que t'apercevrais un café-tabac, fais escale, Riri !
— Si on est privés de boisson on n'est pas privé de désert ! plaisante Belloise qui a retrouvé sa sérénité.
— Écoutez, mes enfants, leur dis-je, les routes, même en mauvais état comme icelle, ont toutes une, particularité : elles conduisent quelque part. Ce quelque part, on finira bien par y arriver. Tu as de l'essence au moins, Riri ?
— Le réservoir est presque plein, regardez la jauge !
— Alors c'est O.K., appuie sur le champignon.
Notre fuite dans le désert continue. Nous roulons une demi-heure, sans parler. La chaleur est terrible et nous avons la gorge aussi sèche que le revêtement de briques réfractaires d'un haut fourneau. Depuis un moment nous nous sommes collé des chiffons sur la tronche pour éviter l'insolation.
La voiture cahote car la piste n'est pas laubé. Soudain, le Gravos donne des signes d'inquiétude.
— Vous allez p't'être dire encore que je m'hallucine ; fait-il, mais je crois bien que j'entends une voiture !
Je prête l'oreille. Le gars moi-même, fils unique et préféré de Félicie, croit également percevoir un bruit de moteur.
— Arrête un instant ton moulin, Riri !
Riri coupe la sauce. Le silence se fait brusquement, et, pendant dix dixièmes de seconde nous entendrions pousser nos barbes. Et puis un ronron retenti. Lancinant, grossissant.
— Enfin, quoi, vous allez pas dire l'essence m'abuse, comme dirait le docteur du même nom ! fait Béru.
— En effet, on entend quelque chose, Gros.
Je me dresse dans la voiture et je sonde la piste, loin derrière nous. Elle s'étend à perte de vue dans un décor lunaire. La chaleur fait comme un voile doré qui danse au bout de l'horizon.
— Je ne vois rien.
— Est-ce que ça existe, les mirages acoustiques ?
— Oui, Gros, ça existe, mais tout de même…
Riri, lui, explore la piste en avant. Et il n'aperçoit pas le moindre véhicule, même pas un Solex. Il y a l'immensité de rochers et de sables blancs de soleil, avec ce bruit grossissant obsédant.
Et c'est encore le Gros qui éclaire notre lanterne :
— C'est pas une bagnole, c'est un avion.
Son doigt désigne un point argenté qui scintille dans les nues.
L'avion se précise, perd de l'altitude. Il fond sur nous comme un vautour sur un garenne :
— On a crevé les pneus de leur camion, mais ils ont pris leur coucou pour nous courser ! annonce Riri.
En moins de temps qu'il n'en faut à un cul- de-jatte pour devenir champion du monde de ski nautique, le zinc est au-dessus de nos têtes hagardes. Son fracas nous rend sourds. Le coucou est passé, il reprend de la hauteur afin d'amorcer un nouveau virage.
— Il revient ! annonce Bérurier. C'est bien leur z'oiseau !
— Et ils vont nous canarder ! prophétise Belloise, voyez : ils viennent d'ouvrir la porte de la carlingue.
A peine a-t-il achevé ces mots que l'avion repasse, un peu plus bas. Il n'est pas à plus de cinquante mètres de nous. Plusieurs choses rondes en tombent.
— Des grenades ! fais-je, faites gaffe à vos osselets !
Nous nous accroupissons. Une série de détonations violentes secoue la voiture. L'avion s'éloigne une fois encore, revire, revient !
— Voilà la nouvelle vague ! s'écrie le Gros.
En fait de nouvelle vague, moi je préfère les films de Chabrol.
Cette fois ils ont mieux visé et nous sommes environnés de feu, et d'éclats. Béru hurle.
— T'es touché, Gros ? crié-je dans le tumulte.