Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris ma carte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps à m’orienter ; mais enfin je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible d’aller à Chavanon, et si nous avions un peu de chance, il était possible aussi de ne pas mourir de faim en route.
– Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? demanda Mattia en montrant ma carte.
Je lui expliquai ce que c’était qu’une carte et à quoi elle servait, en employant à peu près les mêmes termes que Vitalis, lorsqu’il m’avait donné ma première leçon de géographie.
Il m’écouta avec attention, les yeux sur les miens.
– Mais alors, dit-il, il faut savoir lire ?
– Sans doute : tu ne sais donc pas lire ?
– Non.
– Veux-tu apprendre ?
– Oh ! oui, je voudrais bien.
– Eh bien, je t’apprendrai.
– Est-ce que sur la carte on peut trouver la route de Gisors à Paris ?
– Certainement, cela est très-facile. Et je la lui montrai.
Mais tout d’abord il ne voulut pas croire ce que je lui disais quand d’un mouvement du doigt je vins de Gisors à Paris.
– J’ai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin que cela.
Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pas dire très-clairement, comment on marque les distances sur les cartes ; il m’écouta, mais il ne parut pas convaincu de la sûreté de ma science.
Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint de passer l’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aise d’ailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et j’étalai tout sur l’herbe.
J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs, le tout en très-bon état, et une paire de souliers un peu usés.
Mattia fut ébloui.
– Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je.
– J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi.
– Eh bien ! lui dis-je, nous partagerons comme cela se doit puisque nous sommes camarades : tu auras deux chemises, deux paires de bas et trois mouchoirs ; seulement comme il est juste que nous partagions tout, tu porteras mon sac pendant une heure et moi pendant une autre.
Mattia voulut refuser, mais j’avais déjà pris l’habitude du commandement, qui, je dois le dire, me paraissait très-agréable, et je lui défendis de répliquer.
J’avais étalé sur mes chemises la ménagère d’Étiennette, et aussi une petite boîte dans laquelle était placée la rose de Lise ; il voulut ouvrir cette boîte, mais je ne lui permis pas, je la remis dans mon sac sans même l’ouvrir.
– Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne toucheras jamais à cette boîte, c’est un cadeau.
– Bien, dit-il, je te promets de n’y toucher jamais.
Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, – c’était mon pantalon. Il me semblait qu’un artiste ne devait pas porter un pantalon long ; pour paraître en public il fallait des culottes courtes avec des bas sur lesquels s’entre-croisaient des rubans de couleur. Des pantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenant j’étais un artiste !…
Lorsqu’on a une idée et qu’on est maître de sa volonté, on ne tarde pas à la réaliser. J’ouvris la ménagère d’Étiennette et je pris ses ciseaux.
– Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon.
– Oh ! je veux bien.
Et prenant son violon il se mit à jouer.
Pendant ce temps j’enfonçai bravement la pointe de mes ciseaux dans mon pantalon un peu au dessous du genou et je me mis à couper le drap.
C’était cependant un beau pantalon en drap gris comme mon gilet et ma veste, et que j’avais été bien joyeux de recevoir quand le père me l’avait donnée mais je ne croyais pas l’abîmer en le taillant ainsi, bien au contraire.
Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant mon pantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus tout oreilles : Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis.
– Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je en l’applaudissant.
– Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant.
– Et qui t’a enseigné la musique ?
– Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer.
– Je te l’enseignerai, moi.
– Tu sais donc tout ?
– Il faut bien puisque je suis chef de troupe.
On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-propre ; je voulus montrer à Mattia que moi aussi j’étais musicien.
Je pris ma harpe et tout de suite pour frapper un grand coup, je lui chantai ma fameuse chanson :
Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia me paya les compliments que je venais de lui adresser, par ses applaudissements : il avait un grand talent, j’avais un grand talent, nous étions dignes l’un de l’autre.
Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l’un l’autre, il fallait après avoir fait de la musique pour nous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher.
Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses épaules.