Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenait plus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau était immobile, sans une ride ou un murmure ; la mine était pleine comme l’avait dit le magister, et l’eau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu’au toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarme que nous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos cœurs.
Le travail occupe et distrait : le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment d’anéantissement.
Tout à coup je sentis sur ma main tomber des gouttes chaudes. C’était Carrory qui pleurait silencieusement.
Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieur et une voix murmura à plusieurs reprises :
– Marius, Marius !
C’était Pagès qui pensait à son fils…
L’air était lourd à respirer ; j’étais oppressé et j’avais des bourdonnements dans les oreilles.
Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cet anéantissement, soit qu’il voulût réagir contre et nous empêcher de nous y abandonner, il rompit le silence :
– Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avons de provisions.
– Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés ? interrompit l’oncle Gaspard.
– Non, mais il faut prendre ses précautions ; qui est-ce qui a du pain ? Personne ne répondit.
– Moi, dis-je, j’ai une croûte dans ma poche.
– Quelle poche ?
– La poche de mon pantalon.
– Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant.
Je fouillai dans ma poche où j’avais mis le matin une belle croûte cassante et dorée ; j’en tirai une espèce de panade que j’allais jeter avec désappointement quand le magister arrêta ma main.
– Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu’elle soit, tu la trouveras bientôt bonne.
Ce n’était pas là un pronostic très-rassurant ; mais nous n’y fîmes pas attention ; c’est plus tard que ces paroles me sont revenues et m’ont prouvé que dès ce moment le magister avait pleine conscience de notre position, et que s’il ne prévoyait pas, par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage.
– Personne n’a plus de pain ? dit-il. On ne répondit pas.
– Cela est fâcheux, continua-t-il.
– Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.
– Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : le pain aurait été pour eux.
– Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous, dit Bergounhoux, ce n’est pas juste : nous sommes tous égaux devant la faim.
– Pour lors s’il y avait eu du pain nous nous serions fâchés. Vous aviez promis pourtant de m’obéir ; mais je vois que vous ne m’obéirez qu’après discussion, que si vous jugez que j’ai raison.
– Il aurait obéi !
– C’est-à-dire qu’il y aurait peut-être eu bataille. Eh bien ! il ne faut pas qu’il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Ce n’est pas moi qui ai fait cette règle, c’est la loi : la loi qui a dit que quand plusieurs personnes mouraient dans un accident, c’était jusqu’à soixante ans la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui revient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse, doivent opposer moins de résistance à la mort que Pagès et Compayrou.
– Toi, magister, tu as plus de soixante ans.
– Oh ! moi je ne compte pas, d’ailleurs je suis habitué à ne pas me gaver de nourriture.
– Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, le pain aurait donc été pour moi si j’en avais eu ?
– Pour toi et pour Rémi.
– Si je n’avais pas voulu le donner ?
– On te l’aurait pris, n’as-tu pas juré d’obéir ?
Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup sortant une miche de son bonnet :
– Tenez, en voilà un morceau.
– C’est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory ?
– Passez le bonnet, dit le magister.
Carrory voulut défendre sa coiffure ; on la lui enleva de force et on la passa au magister.
Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvait dans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nous ne fussions assurément pas dans une situation gaie, nous eûmes une seconde de détente.
Il y avait dans ce bonnet : une pipe, du tabac, une clef, un morceau de saucisson, un noyau de pêche percé en sifflet, des osselets en os de mouton, trois noix fraîches, un oignon : c’est-à-dire que c’était un garde-manger et un garde-meuble.
– Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Rémi, ce soir.
– Mais j’ai faim, répliqua Carrory d’une voix dolente ; j’ai faim tout de suite.
– Tu auras encore plus faim ce soir.
– Quel malheur que ce garçon n’ait pas eu de montre dans son garde-meuble ! Nous saurions l’heure ; la mienne est arrêtée.
– La mienne aussi, pour avoir trempé dans l’eau.