– J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider.
– C’est un méchant homme ! s’écria Arthur.
– Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit madame Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : « J’aime cet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’être le jouet de votre enfant malade, doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je l’instruirai. »
– Puisqu’il n’est pas le père de Rémi ! s’écria Arthur.
– Il n’est pas son père, cela est vrai, mais il est son maître, et Rémi lui appartient, puisque ses parents le lui ont loué. Il faut que pour le moment Rémi lui obéisse.
– Je ne veux pas que Rémi parte.
– Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m’entendrai avec eux.
– Oh ! non ! m’écriai-je.
– Comment, non ?
– Oh ! non, je vous en prie !
– Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant.
– Je vous en prie, n’est-ce pas ?
Il est à peu près certain que si madame Milligan n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître.
– C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? continua madame Milligan.
Sans lui répondre, je m’approchai d’Arthur et le prenant dans mes bras, je l’embrassai à plusieurs reprises, mettant dans ces baisers toute l’amitié fraternelle que je ressentais pour lui. Puis m’arrachant à sa faible étreinte et revenant à madame Milligan, je me mis à genoux devant elle, et lui baisai la main.
– Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.
Et elle m’embrassa au front.
Alors je me relevai vivement et courant à la porte :
– Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais !
– Rémi, Rémi ! cria Arthur.
Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avais refermé la porte.
Une minute après, j’étais auprès de mon maître.
– En route ! me dit-il.
Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.
Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me lançai dans des aventures qui m’auraient été épargnées, si victime d’un odieux préjugé, je ne m’étais pas laissé affoler par une sotte crainte.
XIV
Neige et loups.
Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue.
Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser l’honorable société.
La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur.
J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde.
Plus d’une fois, dans nos longues marches, je restai en arrière pour penser librement à Arthur, à madame Milligan, au
Ah ! le bon temps ! Et quand le soir, couché dans une sale auberge de village, je pensais à ma cabine du
Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je n’entendrais donc plus la voix caressante de madame Milligan !
Heureusement, dans mon chagrin, qui était très-vif et persistant, j’avais une consolation : mon maître était beaucoup plus doux, – beaucoup plus tendre même, – si ce mot peut être juste appliqué à Vitalis, – qu’il ne l’avait jamais été !
De ce côté il s’était fait un grand changement dans son caractère ou tout au moins dans ses manières d’être avec moi, et cela me soutenait, cela m’empêchait de pleurer quand le souvenir d’Arthur me serrait le cœur ! Je sentais que je n’étais pas seul au monde et que dans mon maître, il y avait plus qu’un maître.
Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tant j’avais besoin d’épancher au dehors les sentiments d’affection qui étaient en moi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pas un homme avec lequel on risquait des familiarités.
Tout d’abord, et pendant les premiers temps, ç’avait été la crainte qui m’avait tenu à distance ; maintenant c’était quelque chose de vague qui ressemblait à un sentiment de respect.