Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans le nord ; il grandit rapidement en venant sur nous, et nous entendîmes un étrange murmure de cris discordants ; c’étaient des oies ou des cygnes sauvages, qui du Nord émigraient dans le Midi ; ils passèrent au-dessus de nos têtes et ils étaient déjà loin qu’on voyait encore voltiger dans l’air quelques flocons de duvet, dont la blancheur se détachait sur le ciel noir.
Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis.
Le vent soufflait toujours du nord avec une légère tendance cependant à tourner à l’ouest ; de ce côté de l’horizon arrivaient des nuages cuivrés, lourds et bas, qui paraissaient peser sur la cime des arbres.
Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre.
Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au reste cela m’inquiétait peu et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid.
Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête de neige.
Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamais cette leçon.
Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaient entr’ouverts, c’était la neige.
Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.
– Il était écrit que nous n’arriverions pas à Troyes, dit Vitalis ; il faudra nous mettre à l’abri dans la première maison que nous rencontrerons.
C’était là une bonne parole qui ne pouvait m’être que très-agréable ; mais où trouverions-nous cette maison hospitalière ? Avant que la neige nous enveloppât dans sa blanche obscurité, j’avais examiné le pays aussi loin que ma vue pouvait s’étendre et je n’avais pas aperçu de maison, ni rien qui annonçât un village. Tout au contraire nous étions sur le point d’entrer dans une forêt dont les profondeurs sombres se confondaient dans l’infini, devant nous, aussi bien que de chaque côté sur les collines qui nous entouraient.
Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maison promise ; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.
Elle continua, et elle augmenta.
En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car poussée par le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle.
L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait elle glissait sur les surfaces rondes, mais partout où se trouvait une fente elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre.
Pour moi, je la sentais me descendre en eau froide dans le cou, et mon maître, dont la peau de mouton était soulevée pour laisser respirer Joli-Cœur, ne devait pas être mieux protégé.
Cependant nous continuions de marcher contre le vent et contre la neige sans parler ; de temps en temps nous retournions à demi la tête pour respirer.
Les chiens n’allaient plus en avant, ils marchaient sur nos talons, nous demandant un abri que nous ne pouvions leur donner.
Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés, mouillés, glacés, et bien que nous fussions depuis assez longtemps déjà en pleine forêt, nous ne nous trouvions nullement abrités, la route étant exposée en plein au vent.
Heureusement (est-ce bien heureusement qu’il faut dire), ce vent qui soufflait en tourmente s’affaiblit peu à peu, mais alors la neige augmenta, et au lieu de s’abattre en poussière, elle tomba large et compacte.
En quelques minutes la route fut couverte d’une épaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit.
De temps en temps je voyais mon maître regarder sur la gauche comme s’il cherchait quelque chose, mais on n’apercevait qu’une vaste clairière dans laquelle on avait fait une coupe au printemps précédent, et dont les jeunes baliveaux aux tiges flexibles se courbaient sous le poids de la neige.
Qu’espérait-il trouver de ce côté ?
Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route, aussi loin que mes yeux pouvaient porter, cherchant si cette forêt ne finirait pas bientôt et si nous n’apercevrions pas une maison.
Mais c’était folie de vouloir percer cette averse blanche ; à quelques mètres les objets se brouillaient et l’on ne voyait plus rien que la neige qui descendait en flocons de plus en plus serrés et nous enveloppait comme dans les mailles d’un immense filet.