Plus tard était aussi le geste triste qu’elle me faisait quand je lui chantais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisse à jouer de la harpe et très-vite ses doigts s’étaient habitués à imiter les miens. Mais naturellement elle n’avait pas pu apprendre à chanter, et cela la dépitait. Bien des fois j’ai vu des larmes dans ses yeux qui me disaient son chagrin. Mais dans sa bonne et douce nature le chagrin ne persistait pas : elle s’essuyait les yeux et avec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plus tard.
Adopté par le père Acquin et traité en frère par les enfants, je serais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophe qui tout à coup vint une fois encore changer ma vie ; car il était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux, et que quand je me croirais le mieux assuré du repos, ce serait justement l’heure où je serais rejeté de nouveau, par des événements indépendants de ma volonté, dans ma vie aventureuse.
XXI
La famille dispersée.
Il y avait des jours où me trouvant seul et réfléchissant, je me disais :
– Tu es trop heureux mon garçon, ça ne durera pas.
Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas, mais j’étais à peu près certain que, d’un côté ou de l’autre, il me viendrait.
Cela me rendait assez souvent triste, mais d’un autre côté cela avait de bon que pour éviter ce malheur, je m’appliquais à faire de mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce serait par ma faute, que je serais frappé.
Ce ne fut point par ma faute, mais si je me trompai sur ce point, je ne devinai que trop juste quant au malheur.
J’ai dit que le père cultivait les giroflées : c’est une culture assez facile et que les jardiniers des environs de Paris réussissent à merveille, témoin les grosses plantes trapues garnies de fleurs du haut en bas qu’ils apportent sur les marchés aux mois d’avril et de mai. La seule habileté nécessaire au jardinier qui cultive les giroflées, est celle qui consiste à choisir des plantes à fleurs doubles, car le monde repousse les fleurs simples. Or, comme les graines qu’on sème donnent dans une proportion à peu près égale des plantes simples et des plantes doubles, il y a un intérêt important à ne garder que les plantes doubles ; sans cela on serait exposé à soigner chèrement cinquante pour cent de plantes qu’il faudrait jeter au moment de les voir fleurir, c’est-à-dire après un an de culture. Ce choix se nomme l’
Le père était un des plus habiles
Jamais Étiennette ne se couchait sans qu’il fût rentré, même quand il rentrait tard, très-tard.
Alors quand j’étais éveillé, ou quand le bruit qu’il faisait me réveillait, j’entendais de ma chambre leur conversation.
– Pourquoi n’es-tu pas couchée ? disait le père.
– Parce que j’ai voulu voir si tu n’avais besoin de rien.
– Ainsi mademoiselle Gendarme me surveille !
– Si je ne veillais pas, à qui parlerais-tu ?
– Tu veux voir si je marche droit ; eh bien ! regarde, je parie que je vais à la porte des enfants sans quitter ce rang de pavés.
Un bruit de pas inégaux retentissait dans la cuisine, puis il se faisait un silence.
– Lise va bien ? disait-il.
– Oui, elle dort, si tu voulais ne pas faire de bruit.
– Je ne fais pas de bruit, je marche droit, il faut bien que je marche droit puisque les filles accusent leur père. Qu’est-ce qu’elle a dit en ne me voyant pas rentrer pour souper ?
– Rien ; elle a regardé ta place.
– Ah ! elle a regardé ma place.
– Oui.
– Plusieurs fois ? Est-ce qu’elle a regardé plusieurs fois ?
– Souvent.
– Et qu’est-ce qu’elle disait ?
– Ses yeux disaient que tu n’étais pas là.
– Alors elle te demandait pourquoi je n’étais pas là, et tu lui disais que j’étais avec les amis.
– Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais rien : elle savait bien où tu étais.
– Elle le savait, elle savait que… Elle s’est bien endormie ?
– Non ; il y a un quart d’heure seulement que le sommeil l’a prise, elle voulait t’attendre.
– Et toi, qu’est-ce que tu voulais ?
– Je voulais qu’elle ne te vît pas rentrer.