Pour moi je restais bouche ouverte à regarder ce perruquier qui tout en tournant autour de Mattia et faisant claquer ses ciseaux, débitait ce petit discours, qui me paraissait prodigieux.
— Eh bien, dit-il en s’arrêtant tout à coup devant moi, je crois bien que ce n’était pas mon petit client qui avait tort.
Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne tarit pas en questions, et à tout ce qu’on lui demanda le barbier répondit avec la même facilité et la même sûreté que pour le violon.
Mais après avoir ainsi répondu, il en vint à interroger lui-même et bientôt il sut à quelle intention nous étions venus chez lui.
Alors il se mit à rire aux éclats :
— Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles.
Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattia prenant bravement son violon se mit à exécuter une valse.
— Et tu ne sais pas une note de musique ! s’écriait le perruquier en claquant des mains et en tutoyant Mattia comme s’il le connaissait depuis longtemps.
J’ai dit qu’il y avait des instruments posés sur un établi et d’autres qui étaient accrochés contre le mur. Mattia ayant terminé son morceau de violon prit une clarinette.
— Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et du cornet à piston.
— Allons, joue, s’écria Espinassous.
Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces instruments.
— Ce gamin est un prodige, criait Espinassous ; si tu veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tu entends, un grand musicien ! le matin, tu raseras la pratique avec moi, et tout le reste de la journée je te ferai travailler ; et ne crois pas que je ne sois pas un maître capable de t’instruire parce que je suis perruquier ; il faut vivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir est bon ; pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’en est pas moins le plus grand poëte de France ; Agen a Jasmin, Mende a Espinassous.
En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia. Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami, mon camarade, mon frère, comme j’avais perdu successivement tous ceux que j’avais aimés ? Mon cœur se serra. Cependant je ne m’abandonnai pas à ce sentiment. La situation ressemblait jusqu’à un certain point à celle où je m’étais trouvé avec Vitalis quand madame Milligan avait demandé à me garder près d’elle : je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reproches que Vitalis.
— Ne pense qu’à toi, Mattia, dis-je d’une voix émue.
Mais il vint vivement à moi et me prenant la main :
— Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous remercie, monsieur.
Espinassous insista en disant que quand Mattia aurait fait sa première éducation, on trouverait le moyen de l’envoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; mais Mattia répondit toujours :
— Quitter Rémi, jamais !
— Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi, dit Espinassous, je veux te donner un livre où tu apprendras ce que tu ignores.
Et il se mit à chercher dans des tiroirs : après un temps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre :
Alors, prenant une plume, il écrivit sur la première page : « Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, se souviendra du perruquier de Mende. »
Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autres professeurs de musique que le barbier Espinassous, mais voilà celui que j’ai connu et que nous n’avons jamais oublié, Mattia ni moi.
Chapitre 8
La vache du prince
J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende ; mais quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ?
Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain.
Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :
— Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à la mort ?
Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.
— Je savais ça avant aujourd’hui, dit-il.