Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait qu’une madame Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’un monsieur James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur.
Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle.
— Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ? lui disais-je.
— Non, assurément, mais il n’est pas prouvé que madame Milligan soit encore en Angleterre.
— Il ne l’est pas davantage qu’elle soit en France.
— Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, sa mère a dû le conduire dans un pays où le climat est bon pour son rétablissement.
— Ce n’est pas en France seulement qu’on trouve un bon climat pour la santé.
— C’est en France qu’Arthur a guéri déjà une fois, c’est en France que sa mère a dû le conduire de nouveau, et puis je voudrais te voir partir d’ici.
Telle était ma situation, que je n’osais demander à Mattia pourquoi il voudrait me voir partir d’ici : j’avais peur qu’il me répondît ce que précisément je ne voulais pas entendre.
— J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.
Mais bien que les dispositions de ma famille n’eussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère n’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll » : douter, oui je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point.
Le temps s’écoula lentement, bien lentement, mais enfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir l’Angleterre.
Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison.
Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pût les entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles, des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser, des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour faire pousser les cheveux, d’autres pour les teindre.
Et quand nous étions là nous voyions sortir de la cave des ballots qui étaient arrivés cour du Lion-Rouge, en ne venant pas directement des magasins dans lesquels on vendait ordinairement ces marchandises.
Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furent achetés : où et comment ? je n’en sais rien, mais nous les vîmes arriver, et tout fut prêt pour le départ.
Et nous, qu’allions-nous faire ? Resterions-nous à Londres avec le grand-père qui ne quittait pas la cour du Lion-Rouge ? Serions-nous marchands comme Allen et Ned ? Ou bien accompagnerions-nous les voitures de la famille, en continuant notre métier de musiciens, et en jouant notre répertoire dans les villages, dans les villes qui se trouveraient sur notre chemin ?
Mon père ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journées avec notre violon et notre harpe, décida que nous resterions musiciens et il nous signifia sa volonté la veille de notre départ.
— Retournons en France, me dit Mattia, et profitons de la première occasion qui se présentera pour nous sauver.
— Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre ?
— Parce que je te dis qu’il nous arrivera une catastrophe.
— Nous avons chance de trouver madame Milligan en Angleterre.
— Moi je crois que nous avons beaucoup plus de chances pour cela en France.
— Enfin essayons toujours en Angleterre ; nous verrons ensuite.
— Sais-tu ce que tu mérites ?
— Non.
— Que je t’abandonne, et que je retourne tout seul en France.
— Tu as raison ; aussi je t’engage à le faire ; je sais bien que je n’ai pas le droit de te retenir ; et je sais bien que tu es trop bon de rester avec moi ; pars donc, tu verras Lise, tu lui diras…
— Si je la voyais je lui dirais que tu es bête et méchant de pouvoir penser que je me séparerai de toi quand tu es malheureux ; car tu es malheureux, très-malheureux ; qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu aies de pareilles idées ; dis-moi ce que je t’ai fait ; rien n’est-ce pas ? eh bien, en route alors.