Lucas serra les dents et ses mâchoires grincèrent, comme celles du camion d'ordures qui descendait vers lui, faisant trembler la rue sur son passage. Dans un claquement sec et franc, l'assemblage métallique s'arracha de la façade et dégringola. À l'étage inférieur, une fenêtre explosa, pulvérisée par un morceau de la rambarde. Un gigantesque mikado de poutrelles de fer rouillées, habitations troglodytes de colonies de bacilles du tétanos, s'abattait sur le pavé. L'œil de Lucas s'éclaira à nouveau, un longeron de métal aiguisé filait vers le sol à une vitesse vertigineuse. Si ses calculs immédiats se révélaient justes, et ils l'étaient toujours, rien n'était perdu. Il s'engagea nonchalamment sur la chaussée, forçant le conducteur de la benne à ralentir. La poutrelle traversa la cabine de la benne à ordures et vint se ficher dans le thorax du chauffeur, le camion fit une terrible embardée. Les deux éboueurs, juchés sur leur plate-forme arrière, n'eurent pas le temps de crier: l'un fut happé par la gueule béante de la benne et aussitôt broyé par les mandibules qui officiaient, imperturbables, l'autre fut projeté au-devant et glissa, inerte, sur le macadam. L'essieu avant passa sur sa jambe.
Dans sa course, le Dodge percuta un réverbère qu'il expédia en l'air. Les fils électriques désormais dénudés eurent la bonne idée de frétiller jusqu'au caniveau gorgé d'eau sale. Une gerbe d'étincelles annonça le formidable court-circuit qui affecta tout le pâté de maisons. Dans le quartier, les feux de croisement se mirent en berne, aussi noirs que le complet de Lucas. Au loin, on pouvait déjà entendre les fracas des premières collisions aux carrefours abandonnés à eux-mêmes. À l'intersection de Crosby Street et de Spring, le choc de la benne folle et d'un taxi jaune fut inévitable. Heurté par le travers, le Yellow Cab vint s'encastrer dans la devanture de la boutique du musée d'Art moderne. «Une compression de plus pour leur vitrine», murmura Lucas. L'essieu avant du camion escalada une voiture en stationnement, les optiques désormais aveugles pointaient vers le ciel. La lourde benne se tordit dans un bruit de tôles déchirées, avant de se coucher sur le flanc. Les tonnes de détritus qu'elle contenait dégueulèrent de ses entrailles et la chaussée se couvrit d'un tapis d'immondices. Au vacarme du drame consommé succéda un silence de mort. Le soleil continuait tranquillement sa course vers le zénith, la chaleur de ses rayons aurait vite fait de rendre l'atmosphère du quartier pestilentielle.
Lucas ajusta le col de sa chemise, il avait une sainte horreur que les pans dépassent de son veston. Il contempla l'étendue du désastre tout autour de lui. Il était à peine neuf heures à sa montre, et, finalement, c'était une très belle journée qui commençait.
La tête du chauffeur de taxi reposait sur le volant, actionnant le klaxon qui résonnait à l'unisson de la corne des remorqueurs dans le port de New York, un endroit si joli quand il faisait beau comme en ce dimanche de fin d'automne. Lucas s'y rendait. De là, un hélicoptère le déposerait à l'aéroport de LaGuardia, son avion décollait dans soixante-six minutes.
Le quai 80 du port marchand de San Francisco était désert, Zofia raccrocha lentement le combiné du téléphone et sortit de la cabine. Les yeux plissés par la lumière, elle contempla la jetée opposée. Un essaim d'hommes s'y affairait autour de gigantesques containers. De leur nacelle, les grutiers haut perchés dans le ciel dirigeaient un ballet subtil de flèches qui se croisaient à la verticale d'un immense cargo en partance pour la Chine. Zofia soupira, même douée de la meilleure volonté du monde, elle ne pouvait pas tout faire seule. Elle avait bien des dons, mais pas celui d'ubiquité.
La brume recouvrait déjà le tablier du Golden Gate dont seuls les sommets des piles dépassaient de l'épais nuage qui envahissait progressivement la baie. Dans quelques instants l'activité portuaire devrait cesser, faute de visibilité. Zofia, ravissante dans sa tenue d'officier en charge de la sécurité, n'avait que peu de temps pour convaincre les contremaîtres syndiqués d'interrompre leurs dockers payés à la tâche. Si seulement elle savait se mettre en colère!… La vie d'un homme devrait pourtant peser plus lourd que quelques caisses chargées à la hâte; mais les hommes ne changeraient pas si rapidement, sinon elle n'aurait pas besoin d'être là.
Zofia aimait l'atmosphère qui régnait sur les docks. Elle avait toujours beaucoup à faire ici. Toute la misère du monde se donnait rendez-vous à l'ombre des anciens entrepôts. Les sans-abri y élisaient domicile, à peine protégés des pluies d'automne, des vents glacés que le Pacifique charriait sur la ville l'hiver venu, et des patrouilles de police qui n'aimaient guère s'aventurer dans cet univers hostile, quelle que soit la saison.
– Manca, arrêtez-les!