Читаем Sept jours pour une éternité… полностью

L'homme à la carrure épaisse fit mine de ne pas l'avoir entendue. Sur le grand bloc-notes qu'il calait contre son ventre, il recopiait le numéro d'immatriculation d'un container qui s'élevait dans le ciel.

– Manca! Ne m'obligez pas à dresser un procès-verbal, prenez votre radio et faites cesser le travail, maintenant! reprit Zofia. La visibilité est inférieure à huit mètres et vous savez bien qu'en dessous de dix vous auriez déjà dû siffler l'arrêt.

Le contremaître Manca parapha la page et la tendit au jeune pointeur qui l'assistait. D'un mouvement de la main il lui fit signe de s'éloigner.

– Ne restez pas là-dessous, vous êtes dans une zone d'aplomb: quand ça se décroche, ça ne pardonne pas!

– Oui, mais ça ne se décroche jamais. Manca, vous m'avez entendue? insista Zofia.

– Je n'ai pas une visée laser dans l'œil que je sache! bougonna l'homme en se grattant l'oreille.

– Mais votre mauvaise foi est plus précise que n'importe quel télémètre! N'essayez pas de gagner du temps, fermez-moi ce port tout de suite avant qu'il ne soit trop tard.

– Cela fait quatre mois que vous travaillez ici et jamais la productivité n'a autant baissé. C'est vous qui allez nourrir les familles de mes camarades à la fin de la semaine?

Un tracteur s'approchait de la zone de déchargement. Le chauffeur ne voyait plus grand-chose, et ses fourches frontales évitèrent de justesse la collision avec une remorque à plateau.

– Allez poussez-vous de là, ma petite, vous voyez bien que vous gênez!

– Ce n'est pas moi qui gêne, c'est le brouillard. Vous n'avez qu'à payer vos dockers autrement. Je suis certaine que leurs enfants seront plus heureux de voir leur père ce soir que de toucher la prime d'assurance décès du syndicat. Dépêchez-vous, Manca, dans deux minutes je vous dresse une assignation personnelle au tribunal et j'irai plaider moi-même devant le juge.

Le contremaître dévisagea Zofia avant de cracher dans le port.

– On ne voit même plus vos ronds dans l'eau! dit-elle.

Manca haussa les épaules, s'empara de son talkie-walkie et se résigna à ordonner l'arrêt général des activités. Quelques instants plus tard, quatre coups de trompe résonnèrent, immobilisant aussitôt le ballet des grues, des élévateurs, des tracteurs à sellette, des cavaliers, des frontaux, et de tout ce qui pouvait se mouvoir autour des quais ou à bord des cargos. Au loin, dans l'invisible, la corne de brume d'un remorqueur répondit à l'arrêt de l'activité.

– À force de jours chômés, ce port finira par fermer.

– Ce n'est pas moi qui fais la pluie et le beau temps, Manca, j'empêche juste vos hommes de se tuer. Arrêtez de faire cette tête-là, je déteste quand nous sommes fâchés, je vous offre un café et des œufs brouillés. Venez!

– Vous pouvez me regarder tant que vous voulez avec vos yeux d'ange, mais, je vous préviens, à dix mètres je remets tout en route!

– Dès que vous pourrez lire le nom des bateaux sur leur coque! Allez, venez!

Le Fisher' s Deli, meilleure cantine du port, était déjà bondé. À chaque brouillard, tous les dockers s'y retrouvaient pour partager l'espoir d'une éclaircie qui sauverait leur journée. Les anciens étaient attablés au fond de la salle. Debout au comptoir, les plus jeunes se rongeaient les ongles en tentant de deviner par-delà les fenêtres la proue d'un navire ou la flèche d'une grue de bord, premiers signes d'une amélioration du temps. Derrière les conversations de circonstance, tous priaient, ventre noué, cœur serré. Pour ces polyvalents qui travaillaient de jour comme de nuit, sans jamais se plaindre de la rouille et du sel qui s'infiltraient jusque dans leurs articulations, pour ces hommes qui ne sentaient plus leurs mains aux cals épais, il était terrible de rentrer à la maison, les quelques dollars de la garantie syndicale en poche.

Une cacophonie régnait dans le bistrot – de couverts qui s'entrechoquaient, de vapeur qui sifflait du percolateur, de glaçons que l'on raclait dans leur bac. Sur les banquettes en moleskine rouge, les dockers s'étaient entassés par groupes de six et peu de mots s'échangeaient au-dessus du brouhaha.

Mathilde, la serveuse aux cheveux coupés à la Audrey Hepburn, la silhouette fragile dans sa blouse en vichy, porte un plateau si chargé que les bouteilles y tiennent en équilibre comme par enchantement. Le carnet de commandes fiché dans son tablier, elle va et vient de la cuisine au comptoir, du bar aux tables, de la salle au guichet du plongeur.

Les journées de grande brume sont pour elle sans répit, mais dans sa solitude quotidienne elles sont ses préférées. De ses sourires généreux, de ses regards en coin, de ses reparties cinglantes, elle finit toujours par réchauffer un peu le moral des hommes qui la côtoient. La porte s'ouvre, elle tourne la tête et sourit, elle connaît bien celle qui entre.

– Zofia! Table 5! Dépêche-toi, il a presque fallu que je monte dessus pour te la garder. Je vous apporte du café tout de suite.

Zofia s'y installe en compagnie du contremaître qui continue de râler.

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