Danger dont Adamsberg ne se souciait en rien, persistant de sorte à venir à pied depuis chez lui jusqu’à la Brigade, tant il était habité par sa nonchalance innée, semblant souvent toucher à de la négligence, voire de l’indifférence, particularité de sa nature qui, si blindés que fussent ses équipiers, les désorientait ou parfois les exaspérait, tout en laissant nombre de ses succès inexpliqués. Succès fréquemment obtenus via des méthodes opaques, si tant est qu’on puisse parler de « méthode » dans le cas d’Adamsberg, et par des chemins détournés où peu parvenaient à le suivre. Au long de ces ramifications inintelligibles de ses enquêtes, qui semblaient parfois tourner le dos à l’objectif, force était pourtant de l’accompagner sans toujours comprendre. Quand ses adjoints – et particulièrement le premier d’entre eux, le commandant Danglard – lui reprochaient cette brume dans laquelle il les laissait se débattre, il écartait les bras en un geste d’impuissance, car il n’était pas rare qu’il ne puisse s’expliquer sa propre démarche à lui-même. Adamsberg suivait son propre vent.
Gardon ouvrit sa fenêtre quand son chef ne fut plus qu’à quelques mètres du perron du vieux bâtiment et le vit se retourner pour adresser un bref salut à deux femmes qui marchaient à vingt pas de là, en apparence deux femmes d’affaires pressées, en réalité deux tireuses d’élite chargées de protéger le parcours du commissaire. Adamsberg sourit. Il savait qu’il devait cette récente mesure aux soins attentifs du commandant, de même que cette voiture qui veillait la nuit devant le jardinet qui encadrait sa maison.
— Gardon, dit-il sans entrer, tenant toujours ses bras tendus, j’aurai un peu de retard, j’ai à faire. Prévenez ceux qui me demanderont. Encore que cela m’épaterait, l’humeur n’est pas criminelle par ces temps, on tourne en rond autour de cambriolages d’amateurs.
— C’est le climat qui fait cela, commissaire, cette chaleur anormale en plein mois d’avril. Ça ne bousille pas que la planète, ça assèche le cerveau des assassins.
— Si vous voulez, Gardon.
— Qu’est-ce que vous transportez là ? demanda le garde en fixant une sorte de boule rouge sur les bras d’Adamsberg.
— Une victime, Gardon, et c’est mon boulot de m’en occuper.
— Mais vous allez loin comme cela ? Je vous signale que vous êtes torse nu, commissaire.
— J’en suis conscient, brigadier. J’ai dix minutes de marche à faire, tout au plus. Ne vous en faites pas.
Comme toujours, pensa Gardon en fermant sa fenêtre. Les gens vont se foutre de sa gueule, et lui, il s’en fout, conclut-il avec toute l’indulgence qu’il avait pour son chef. Jamais il n’aurait osé faire une telle chose, mais il faut dire que Gardon était blanc et gras au lieu que le commissaire, qui était pourtant bien mince, avait le torse solide, doté de muscles nerveux dont mieux valait se méfier.
Il est vrai que le temps des canicules était encore loin mais que depuis une semaine, le thermomètre battait des records qui n’auguraient rien de bon pour l’avenir. Tous les agents qui arrivaient peu à peu à la Brigade étaient en manches de chemise, inquiets mais profitant malgré tout de cette tiédeur anormale.
Au retour de sa mission, le commissaire avait traversé torse nu toute la longueur de la salle de travail commune, saluant les uns et les autres, assez stupéfaits, et avait attrapé dans l’armoire de son bureau un de ses éternels tee-shirts noirs, à croire qu’il n’avait rien d’autre à se mettre. Sa tenue ne variait jamais, il trouvait cela plus simple, tout au contraire du commandant Danglard qui se passionnait pour l’élégance anglaise, sans doute pour attirer les regards vers ses vêtements et non sur son visage dénué de charme.
Adamsberg, assis sur sa table devant un journal ouvert, ne tourna pas même la tête quand son adjoint entra dans son bureau, tout absorbé qu’il était à se passer sur les mains et les bras un liquide à l’odeur âcre.
— Une nouvelle eau de toilette ? demanda le commandant.
— Non, un remède préventif contre la gale et la teigne. Il en avait, c’est courant. Sachant cela, j’avais pris la précaution de le soulever avec mon tee-shirt, mais la véto m’ordonne cette désinfection.
— Mais qui, « il » ? questionna Danglard, pourtant si habitué aux étrangetés du commissaire qu’il aurait dû en être blasé.
— Mais lui, le hérisson. Un salopard l’a renversé en voiture, je l’ai vu de loin, et croyez-vous qu’il se serait arrêté ? Évidemment non. Si la Terre portait moins de crétins, on n’en serait pas là. J’ai hâté le pas jusque sur les lieux du crime…
— Du crime ?
— Parfaitement. Le hérisson est une espèce protégée, vous le savez tout de même. Ça vous indiffère ?
— Évidemment non, dit le commandant, extrêmement attentif aux nouvelles environnementales qui ne faisaient qu’accroître encore son anxiété naturelle. Et donc ?
— Et donc j’ai soulevé la petite bête, mal en point, piquants abaissés, incapable de se mettre en posture de défense.