Et c’est avec les visions de leurs jeunes visages crispés et de leurs corps entaillés qu’Adamsberg partait pour Combourg où serait établi le dernier rapport collectif en présence du préfet d’Ille-et-Vilaine, qui lui remettrait avec gravité on ne sait quelle médaille du mérite. Et quand des membres de la Brigade vantaient au commissaire les éclats de soleil sur le quartz des sables bretons, le commandant Danglard savait qu’Adamsberg, si sensible à la beauté fût-il, n’avait strictement rien à faire du sable à cette heure. Ce pourquoi il contint à grand-peine son immense érudition et lui épargna l’histoire de Combourg, de son impressionnante forteresse médiévale et de l’homme qui y avait vécu toute sa jeunesse : l’écrivain François-René de Chateaubriand, qui continuait, cent soixante-quinze ans après sa mort, à assurer la célébrité de la cité, rebaptisée « berceau du romantisme ». Le commandant se contenta de lui remettre les cent vingt pages du rapport qu’il avait rédigées en son nom. Depuis tant d’années qu’ils travaillaient ensemble, c’est Danglard, épris avec passion de lettres et d’écriture, du plus grand livre d’enluminures au plus modeste rapport administratif, qui écrivait tous les documents à la place du commissaire, qu’on savait dénué de tout talent pour ce genre d’exercice. Le commandant était doué d’un style remarquable, mais qu’il adaptait au langage bureaucratique qu’on attendait d’un policier, et particulièrement d’Adamsberg, en lui donnant une simplicité, voire un peu de maladresse qui le rendait crédible. Et surtout en disposant les données dans un ordre thématique et logique, l’ordre étant la dernière chose qu’Adamsberg sût suivre.
Roulant sans hâte sur l’autoroute qui le menait à Rennes – rares étaient ceux qui avaient pu voir le commissaire en hâte ou en impatience –, Adamsberg songea que son seul plaisir serait de revoir le commissaire de Combourg, Franck Matthieu, avec lequel il avait passé de longs jours à explorer l’espace des bois où l’on avait trouvé le cadavre de la jeune Lucile, la dernière de cette terrible série, dont le corps portait cette petite traînée de sang qui avait joué un rôle si crucial. Lui et Matthieu s’étaient entendus presque au premier coup d’œil, si différents fussent-ils, au lieu que le commissaire d’Angers était demeuré défiant tout au long de leur association. Chez Matthieu, pas de réticences, pas de mépris jaloux vis-à-vis d’un chef qu’on leur envoyait de Paris, mais une bonne humeur sans excès, une nature franche et discrète, et nul mépris pour celui qui passait souvent dans les commissariats de province pour un rêveur ou un paresseux à la réputation surfaite. Un collègue canadien l’avait un jour qualifié de « pelleteux de nuages », un surnom dont les membres de sa Brigade usaient entre eux avec parcimonie et selon les circonstances. Matthieu, lui, n’avait pas plus douté de l’efficacité d’Adamsberg qu’Adamsberg n’avait mis en question les qualités de Matthieu. Le commissaire de Combourg – en vérité de Rennes, mais Combourg était sous sa juridiction – avait pu assister parfois aux échappées silencieuses et distraites de son confrère, ou surprendre ses remarques hors de tout lien avec l’enquête. Comme il avait pu constater sa singulière mémoire visuelle – il n’avait eu nul besoin de photos pour se rappeler les tracés des multiples lacérations sur les corps – et son attention déroutante pour des détails insignifiants.
C’est donc sans difficulté qu’Adamsberg se remémorait avec précision le visage et les expressions de Matthieu, sa tête ronde de Breton aux cheveux presque blonds, ses petits yeux bleus – un visage de Celte, aurait signalé Danglard –, figure bienveillante à laquelle Adamsberg s’attacha tout au long du voyage pour que s’éloignent les souvenirs macabres des dernières semaines, si nets et bien trop nets.
Il se gara avec dix minutes d’avance devant la gendarmerie de Combourg. La réunion, strictement administrative, s’éternisa plus de deux heures comme il l’avait redouté, et fut aussi assommante et lénifiante qu’il l’avait prévu. Il en hérita, comme de juste, la charge d’établir le rapport de synthèse, emportant donc avec lui les dossiers de ses quatre autres collègues et fourrant dans sa poche la brillante médaille que lui avait remise le préfet. À sa sortie, trop abruti pour même noter la qualité de l’air breton, ses yeux cherchèrent aussitôt Matthieu, qui venait vers lui, tout aussi engourdi.
— Foutues formalités bureaucratiques, dit Matthieu.
— Et paperassières, dit Adamsberg en levant son sac alourdi, bénissant Danglard qui allait prendre la corvée en main. Quatre cent trente pages à réorganiser et synthétiser. Il serait sans doute bénéfique de distraire nos pensées avant d’y songer. Tu habites Rennes mais tu le connais, ce château de Combourg ?