Il y a une coïncidence étrange. Après une prostration morale qui dura plus de dix ans du règne de Nicolas, quelque chose se remua au fond de la pensée – on devint plus triste et plus vif. Une protestation non exprimée se sentait dans l’air, un frémissement fit tressaillir les intelligences; on eut peur du néant, du silence que le régime impérial faisait en Russie. Ce réveil se fit vers les premières années de 1840.
Eh bien, oui, le «camélisme»
aristocratique était aussi une protestation et aussi un réveil. Protestation mutine et échevelée, inconsciente, mais protestation de la femme écrasée par la famille, absorbée par la famille, offensée par la dissolution dévergondée du mari. Quelle est donc cette terra incognita dont parlent avec enthousiasme les époux et les jeunes gens? Allons voir de près cette femme libre, qui n’appartient à personne parce qu’elle peut appartenir à tout le monde. Et les romans! les romans! Les jeunes femmes délaissées, emprisonnées sous le despotisme lourd des belles-mères, de la parenté entière, se mirent à lire. George Sand fit ravage en Russie. Enfin la patience se rompt et la femme prend le mors aux dents. «Ah! Messieurs, vous n’aimez que des courtisanes, vous en aurez. – Vous nous aimerez et nous vous dédaignerons». Cette protestation était sauvage; mais la position de la femme l’était aussi. Son opposition n’a pas été formulée, elle fermentait dans le sang; l’humiliation de l’état à demi-serf était sentie, mais non le mode de l’émancipation. L’indépendance personnelle n’allait pas plus loin que de la frivolité à la licence. Son idéal était l’orgie et la conquête. La femme offensée protestait par sa conduite; sa révolte était capricieuse, elle gardait ses mauvaises habitudes, elle se débridait sans devenir libre. Au fond de son âme, il y avait desterreurs et des doutes; elle narguait le monde en le craignant; et, comme une fusée, elle se levait avec éclat et bruit et tombait avec bruit et étincelles, sans s’enfoncer profondément dans la terre.Telle est l’histoire de nos dames aux perles et aux diamants, à l’écusson et à la couronne princière.
Le vieux grognard Rostoptchine avait bien raison, en disant sur son lit de mort, après avoir entendu la nouvelle de l’insurrection sur la place d’Isaak: «Tout se fait chez nous au rebours du bon sens. En France, la roture voulait monter au niveau de la noblesse, cela se conçoit. Chez nous, la noblesse veut s’encanailler. Allez comprendre cela».
Eh bien, le grand incendiaire de Moscou doit nous excuser, nous comprenons parfaitement cette voie du développement comme conséquence d’une civilisation dont on nous a grevé, d’un dualisme artificiel avec le peuple, et de tout l’ensemble de nos aspirations – mais cela nous mènerait trop loin…
III
Nos camélias doubles ont leur place dans l’histoire; mais elles n’en ont plus dans le mouvement actuel. Qu’elles se consolent. Gœthe a dit: «Ce n’est que le passager qui est beau». C’est la première phalange de volontaires à l’avant-garde, exaltée, téméraire, qui va la première au feu en chantant (peut-être pour cacher l’émotion). La colonne qui la suit est toute autre: austère et sérieuse, elle va avec fière conscience au pas de charge remplacer les bacchantes – un peu chauves et à cheveux blancs.
Dans les nouveaux rangs, il n’y a que des enfants, les plus âgés de 18 ans; mais ces jeunes filles sont des jeunes gens
,étudiants de l’Université et de l’Académie médicale. Les camélias ont été nos Girondins; elles nous rappellent des scènes du Faublas. Nos étudiants demoiselles, ce sont les Jacobins de l’émancipation féminine. Saint-Just en amazone – tout est pur, tranchant, sans pitié, avec toute la férocité de la vertu et l’intolérance des sectaires. Elles ôtent la crinoline, elles se désignent par l’absence d’une pièce d’habillement, comme les Jacobins; ce sont des sans-crinolines;les cheveux coupés, l’éclat des yeux amorti par des lunettes bleues pour ne pas offusquer la seule lumière de la raison. Autre temps, autres mœurs, la différence de sexe presque oubliée devant la science. Im Reiche der Wahrheit tous sont égaux.C’est vers l’année 1860 que s’épanouissent nos fleurs de Minerve
: vingt ans de différence avec les fleurs doubles. La traviata et la camélia des salons appartenaient au temps de Nicolas. C’étaient en partie des filles de régiment, des vivandières de la grande caserne d’hiver. Elles appartenaient à son temps comme ces généraux d’étalage, de devanture, qui faisaient la guerre à leurs propres soldats. La guerre de la Crimée mit fin à ces généraux «d’exhibition» et le «nihilisme» supplanta les doubles fleurs tant soit peu fanées. Le bruit des fêtes, les amours de boudoir, les salons de casino se changèrent en auditoires académiques, en salles de dissection, dans lesquelles des jeunes filles étudiaient avec entraînement les arcanes de la nature.