Non, c’est impossible. Des pressentiments de mille ans ne trompent point. La Russie, pays de foi, ne manquera pas de foi dans le moment supr^eme. Elle ne s’effraiera pas de la grandeur de ses destin'ees et ne reculera pas devant sa mission.
Et quand donc cette mission a-t-elle 'et'e plus claire et plus 'evidente? On peut dire que Dieu l’'ecrit en traits de feu sur ce Ciel tout noir de temp^etes. L’Occident s’en va, tout croule, tout s’ab^ime dans une conflagration g'en'erale, l’Europe de Charlemagne aussi bien que l’Europe des trait'es de 1815; la papaut'e de Rome et toutes les royaut'es de l’Occident; le Catholicisme et le Protestantisme; la foi depuis longtemps perdue et la raison r'eduite `a l’absurde; l’ordre d'esormais impossible, la libert'e d'esormais impossible, et sur toutes ces ruines amoncel'ees par elle, la civilisation se suicidant de ses propres mains…
Et lorsque au-dessus de cet immense naufrage nous voyons comme une Arche Sainte surnager cet Empire plus immense encore, qui donc pourrait douter de sa mission, et serait-ce `a nous, ses enfants, `a nous montrer sceptiques et pusillanimes?..
La question Romaine*
Si, parmi les questions du jour ou plut^ot du si`ecle, il en est une qui r'esume et concentre comme dans un foyer toutes les anomalies, toutes les contradictions et toutes les impossibilit'es contre lesquelles se d'ebat l’Europe Occidentale, c’est assur'ement la question romaine.
Et il n’en pouvait ^etre autrement, gr^ace `a cette inexorable logique que Dieu a mise, comme une justice cach'ee, dans les 'ev'enements de ce monde. La profonde et irr'econciliable scission qui travaille depuis des si`ecles l’Occident, devait trouver enfin son expression supr^eme, elle devait p'en'etrer jusqu’`a la racine de l’arbre. Or, c’est un titre de gloire que personne ne contestera `a Rome: elle est encore de nos jours, comme elle l’a toujours 'et'e, la racine du monde occidental. Il est douteux toutefois, malgr'e la vive pr'eoccupation que cette question suscite, qu’on se soit rendu un compte exact de tout ce qu’elle contient.
Ce qui contribue probablement `a donner le change sur la nature et sur la port'ee de la question telle qu’elle vient de se poser, c’est d’abord la fausse analogie de ce que nous avons vu arriver `a Rome avec certains ant'ec'edents de ses r'evolutions ant'erieures; c’est aussi la solidarit'e tr`es r'eelle qui rattache le mouvement actuel de Rome au mouvement g'en'eral de la r'evolution europ'eenne. Toutes ces circonstances accessoires, qui paraissent expliquer au premier abord la question romaine, ne servent en r'ealit'e qu’`a en dissimuler la profondeur.
Non, certes, ce n’est pas l`a une question comme une autre — car non seulement elle touche `a tout dans l’Occident, mais on peut m^eme dire qu’elle le d'eborde.
On ne serait assur'ement pas accus'e de soutenir un paradoxe ou d’avancer une calomnie en affirmant qu’`a l’heure qu’il est, tout ce qui reste encore de Christianisme positif `a l’Occident, se rattache, soit explicitement, soit par des affinit'es plus ou moins avou'ees, au Catholicisme Romain dont la Papaut'e, telle que les si`ecles l’ont faite, est 'evidemment la clef de vo^ute et la condition d’existence.
Le Protestantisme avec ses nombreuses ramifications, apr`es avoir fourni `a peine une carri`ere de trois si`ecles, se meurt de d'ecr'epitude dans tous les pays o`u il avait regn'e jusqu’`a pr'esent, l’Angleterre seule except'ee; — ou s’il r'ev`ele encore quelques 'el'ements de vie, ces 'el'ements aspirent `a rejoindre Rome. Quant aux doctrines religieuses qui se produisent en dehors de toute communaut'e avec l’un ou l’autre de ces deux symboles, ce ne sont 'evidemment que des opinions individuelles.
En un mot: la Papaut'e — telle est la colonne unique qui soutient tant bien que mal en Occident tout ce pan de l’'edifice chr'etien rest'e debout apr`es la grande ruine du seizi`eme si`ecle et les 'ecroulements successifs qui ont eu lieu depuis. Maintenant c’est cette colonne que l’on se dispose `a attaquer par sa base.
Nous connaissons fort bien toutes les banalit'es, tant de la presse quotidienne que du langage officiel de certains gouvernements, dont on a l’habitude de se servir pour masquer la r'ealit'e: on ne veut pas toucher `a l’institution religieuse de la Papaut'e, — on est `a genoux devant elle, — on la respecte, on la maintiendra, — on ne conteste m^eme pas `a la Papaut'e son autorit'e temporelle, — on pr'etend seulement en modifier l’exercice. On ne lui demandera que des concessions reconnues indispensables et on ne lui imposera que des r'eformes parfaitement l'egitimes. Il y a dans tout ceci passablement de mauvaise foi et surabondamment d’illusions.