Je profite de l’autorisation que vous avez bien voulu me donner, pour vous soumettre quelques r'eflexions, qui se rattachent `a l’objet de notre dernier entretien. Je n’ai assur'ement pas besoin de vous exprimer encore une fois ma sympathique adh'esion `a l’id'ee que vous avez eu la bont'e de me communiquer et, dans le cas o`u on tenterait de la r'ealiser, de vous assurer de ma s'erieuse bonne volont'e de la servir de tous mes moyens. Mais c’est pr'ecis'ement pour ^etre mieux `a m^eme de le faire que je crois devoir, avant toute chose, m’expliquer franchement vis-`a-vis de vous sur ma mani`ere d’envisager la question. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de faire une profession de foi politique. Ce serait une pu'erilit'e: de nos jours, en fait d’opinions politiques, tous les gens raisonnables sont `a peu pr`es du m^eme avis; on ne diff`ere les uns des autres que par le plus ou le moins d’intelligence que l’on apporte `a bien reconna^itre ce qui est et `a bien appr'ecier ce qui devrait ^etre. C’est sur le plus ou le moins de v'erit'e qui se trouve dans ces appr'eciations qu’il s’agirait avant tout de s’entendre. Car s’il est vrai (comme vous l’avez dit, mon prince) qu’un esprit pratique ne saurait vouloir dans une situation donn'ee que ce qui est r'ealisable en 'egard aux personnes, il est tout aussi vrai qu’il serait peu digne d’un esprit r'eellement pratique de vouloir une chose quelconque en dehors des conditions naturelles de son existence. Mais, venons au fait. S’il est une v'erit'e, parmi beaucoup d’autres, qui soit sortie, entour'ee d’une grande 'evidence, de la s'ev`ere exp'erience des derni`eres ann'ees, c’est assur'ement celle-ci: il nous a 'et'e rudement prouv'e qu’on ne saurait imposer aux intelligences une contrainte, une compression trop absolue, trop prolong'ee, sans qu’il en r'esulte des dommages graves pour l’organisme social tout entier. Il para^it que tout affaiblissement, toute diminution notable de la vie intellectuelle dans une soci'et'e tourne n'ecessairement au profit des app'etits mat'eriels et des instincts sordidement 'ego"istes. Le Pouvoir lui-m^eme n’'echappe pas `a la longue aux inconv'enients d’un pareil r'egime. Un d'esert, un vide intellectuel immense se fait autour de la sph`ere o`u il r'eside, et la pens'ee dirigeante, ne trouvant en dehors d’elle-m^eme ni contr^ole, ni indication, ni un point d’appui quelconque, finit par se troubler et par s’affaisser sous son propre poids, avant m^eme que de succomber sous la fatalit'e des 'ev'enements. Heureusement, cette rude lecon n’a pas 'et'e perdue. Le sens droit et la nature bienveillante de l’Empereur r'egnant ont compris qu’il y avait lieu `a se rel^acher de la rigueur excessive du syst`eme pr'ec'edent et `a rendre aux intelligences l’air qui leur manquait…
Eh bien (je le dis avec une enti`ere conviction), pour qui a suivi depuis lors dans son ensemble le travail des esprits, tel qu’il s’est produit dans le mouvement litt'eraire du pays, il est impossible de ne pas se f'eliciter des heureux effets de ce changement de syst`eme. Je ne me dissimule pas plus qu’un autre les c^ot'es faibles et parfois m^eme les 'ecarts de la litt'erature du jour; mais il y a un m'erite qu’on ne saurait lui refuser sans injustice, et ce m'erite-l`a est bien r'eel: c’est que du jour o`u la libert'e de la parole lui a 'et'e rendue dans une certaine mesure, elle c’est constamment appliqu'ee `a exprimer de son mieux et le plus fid`element possible la pens'ee m^eme du pays. A un sentiment tr`es vif de la r'ealit'e contemporaine et `a un talent souvent fort remarquable de la reproduire, elle a joint une sollicitude non moins vive pour tous les besoins r'eels, pour tous les int'er^ets, pour toutes les plaies de la soci'et'e russe. Comme le pays lui-m^eme, en fait d’am'eliorations `a accomplir, elle ne s’est pr'eoccup'ee que de celles qui 'etaient possibles, pratiques et clairement indiqu'ees, sans se laisser envahir par l’utopie, cette maladie si 'eminemment litt'eraire. Si dans la guerre qu’elle a faite aux abus elle s’est laiss'ee parfois entra^iner `a d’'evidentes exag'erations, on peut dire, en son honneur, que dans son z`ele `a
les combattre elle n’a jamais s'epar'e dans sa pens'ee les int'er^ets de l’Autorit'e Supr^eme d’avec ceux du pays: tant elle 'etait p'en'etr'ee de cette s'erieuse et loyale conviction, que faire la guerre aux abus, c’'etait la faire aux ennemis personnels de l’Empereur… Souvent, de nos jours, pareils dehors de z`ele ont, je le sais bien, recouvert de tr`es mauvais sentiments et servi `a dissimuler des tendances qui n’'etaient rien moins que loyales; mais, gr^ace `a l’exp'erience que les hommes de notre ^age doivent avoir n'ecessairement acquise, rien de plus facile que de reconna^itre, `a la premi`ere vue, ces ruses du m'etier, et le faux dans ce genre ne trompe plus personne.