Sans doute avait-il raison. L’atmosphère était fétide et immobile, alors qu’on voyait passer rapidement des nuages qui semblaient à portée de main. J’ai eu le vertige avant même qu’on arrive au bord. Pour la première fois, j’ai regretté mon nœud : sa présence apaisante, son amarrage invisible m’ont manqué. J’avais l’impression qu’un coup de vent m’emporterait.
Vox avançait à vitesse régulière vers le sud-sud-est, sortait de l’océan Indien pour pénétrer dans le Pacifique Sud. La mer était à cet endroit-là légèrement violette à perte de vue, le ciel d’une vénéneuse couleur ocre. Je trouvais cela très déplaisant.
Turk a plongé le regard dans les brumes au loin. « Le monde entier est comme ça ? »
J’ai hoché la tête. C’était le déclin et la mort de ces océans qui avaient provoqué le grand exode terrestre, qui à son tour avait conduit aux âpres rivalités et conflits des Mondes du Milieu précédemment colonisés. « Et les Hypothétiques n’ont rien fait pour l’empêcher. Ça semble étrange, non ? Qu’ils protègent la planète de l’expansion du soleil, mais ne fassent rien pour prévenir une extinction humaine catastrophique ? Il faut croire que ça leur plaît, une Terre uniquement peuplée de bactéries. Personne ne sait pourquoi.
— Tes concitoyens s’attendaient à trouver autre chose. »
Ce n’était pas
— Mais pas pour toi. »
Plus pour moi. « Ni pour les Fermiers. Les Fermiers ne sont pas tout à fait des citoyens. Ils sont reliés au Réseau en conformité mais pas en communion.
— Ce sont des esclaves, autrement dit.
— J’imagine qu’on pourrait le dire comme ça. Ils ont été capturés il y a plusieurs générations dans les Mondes du Milieu. Ils ont refusé la citoyenneté pleine et entière, alors on les a modifiés pour obtenir leur coopération.
— Enchaînés et mis au travail.
— C’est pour ça qu’ils ont détruit leurs nœuds dès que le Réseau est tombé en panne. » Même si les survivants – ceux qui étaient restés sur leurs terres arables à l’environnement hermétique sous les îles périphériques – devaient avoir repris le joug, à présent. Les rebelles, eux, étaient tous morts, bien entendu. Y compris Choï Creuseur, dont Turk avait voulu sauver la vie. Il la lui avait sauvée pendant peut-être une demi-heure. Choï Creuseur avait été soit tué par les avions de guerre, soit asphyxié par l’air toxique.
Turk s’appuya à la rambarde de sécurité du bord du toit en examinant ce qu’était devenue la partie à l’air libre de Vox. Sans protection contre l’atmosphère, l’île semblait entrée dans un lugubre et ultime automne. Les forêts étaient mortes. Des feuilles brunes parsemaient le sol, les fruits pourrissaient. Même les branches des arbres semblaient lépreuses et fragiles. Le déplacement d’air les brisait une par une.
« Vox, ai-je expliqué, le Vox collectif, limbique, je veux dire, s’est considéré sauvé quand nous avons réussi à franchir l’Arc. Mais tu as raison, ils n’ont pas trouvé ce à quoi ils s’attendaient et la déception se déclare. C’est de ça qu’il faut qu’on discute, toi et moi, ici où personne ne peut nous entendre. Il faut qu’on dresse un plan. »
Il est resté un moment le regard fixé sur les terres ruinées, puis il a demandé : « Tu t’attends à ce que ça aille mal ?
— En supposant que Vox échoue à trouver une porte d’accès au Paradis, dans l’Antarctique, eh bien… oui, ça pourrait vraiment mal tourner. L’idée de fusionner Vox avec les Hypothétiques est un pilier de la foi. C’est pour cette raison que Vox existe. Nous avons tous reçu cette promesse à la naissance, avec notre nœud. Il n’a jamais été possible d’avoir une autre opinion, ça n’aurait jamais été toléré, d’ailleurs. Mais maintenant…
— Vous êtes confrontés à une vérité dérangeante.
—
— Je sais. Désolé.
— Partir pour l’Antarctique est un acte désespéré et ne fait que retarder l’inévitable.
— D’accord, donc la réalité se fait jour tôt ou tard… et ensuite, quoi ? Le chaos, l’anarchie, du sang dans les rues ? »