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Des coups énergiques frappés à la porte d’entrée la tirent de sa rêverie funèbre. Sans doute quelqu’un alerté par la fumée dans la cuisine. Elle pose l’éponge et s’arrache au corps de Marwan. Elle prend la lampe. Il faut rassurer les voisins avant qu’ils ne s’imaginent que l’immeuble flambe. Il y a tellement de cadavres dans la ville que personne ne s’étonnerait d’en trouver un ici. Mais les flammes inquiètent. Elle entrouvre la porte. Un violent coup d’épaule sur le battant la projette par terre, à moitié assommée. Elle a aperçu Ahmad dans l’entrebâillement. Elle essaie de reprendre ses esprits, elle a des larmes de douleur dans les yeux, le nez endolori. Ahmad a refermé la porte.

— Je suis venu te rapporter ça.

Il lui balance à la figure un morceau de tissu blanc, qu’elle ne reconnaît pas immédiatement.

— Tu l’as laissé exprès, hein ?

Le soutien-gorge qu’elle a abandonné dans un coin du poste. Ahmad regarde ses jambes et son slip sous la chemise de nuit relevée.

— Tu es à moi maintenant. Marwan n’est plus là.

Tout se paie. Tout a un prix. S’il pouvait se lever. Dieu, faites que Marwan se relève, qu’Ahmad disparaisse. Elle se sent épuisée, vaincue, endolorie, à terre. Elle n’aura pas la force de se battre. Elle ne résistera pas. Le vrai visage d’Ahmad danse dans la lumière orangée.

Il se penche sur elle, l’attrape par les cheveux et la tire violemment vers l’intérieur de l’appartement, elle glisse sur le carrelage, se relève à moitié, elle crie de surprise et de douleur, elle se tait, il la lance sur le lit défait, elle enfonce la tête dans l’oreiller. Son arme est restée sur le front. Sa force, sa volonté sont restées là-bas. Elle voudrait disparaître. Elle entend le pantalon et la ceinture d’Ahmad tomber sur le sol à côté du lit. Elle ne veut pas le regarder. Elle ne veut pas le voir. Elle se raidit quand une main fébrile fouille entre ses jambes pour la déshabiller. Elle se débat par réflexe, Ahmad lui reprend les cheveux l’écrase un genou dans les reins, Ahmad parle elle ne l’entend pas. Elle ne veut pas l’entendre, elle sent un contact humide, Ahmad a craché sur ses cuisses fermées, elle ne veut pas l’entendre elle ne veut pas le sentir elle ne veut pas sentir ces deux doigts maladroits qui pénètrent son sexe elle ne veut même pas gémir. Marwan, s’il te plaît. Marwan aide-moi. Ahmad l’écrase il est allongé sur elle son souffle contre son cou elle ne l’entend pas il n’y arrive pas il la brusque la secoue il essaie de la retourner elle s’accroche au bord du lit elle ne veut pas le voir elle ne veut pas le voir il la frappe tire sur une de ses jambes elle résiste il crache encore la frappe encore Ahmad pèse de tout son poids sur elle il n’y arrive pas il s’énerve elle a mal elle a mal et soudain un bruit terrible résonne à ses oreilles, une détonation gigantesque, toute proche, assourdissante, suivie d’un épanchement chaud et liquide sur son épaule gauche, dans ses cheveux, contre sa joue, une odeur de poudre, une odeur de sang, Ahmad effondré sur elle, elle le repousse et roule à bas du lit, elle est par terre, elle rampe dans le noir jusqu’à la salle de bains, elle touche le corps froid de Marwan, elle s’étend, elle s’évanouit à ses côtés.

*

Abou Nasser la réveille doucement dans le petit jour de Beyrouth. La lumière blafarde l’éblouit. Abou Nasser la soutient, l’aide à se mettre debout, lui passe de l’eau sur la figure, elle boit, elle se voit dans la glace, couverte de sang noirci. Marwan gît sous un linge blanc. Abou Nasser la porte presque jusqu’à la chambre. Sur le lit, Ahmad est étendu, la moitié de la tête emportée. Le mur est maculé de chair et de sang. Abou Nasser a les larmes aux yeux. Son bel uniforme est maintenant taché. Il s’était habillé pour l’enterrement de son fils, pense-t-elle. Abou Nasser l’aide à passer un peignoir. Deux soldats emportent le corps de Marwan sur une civière.

— Je t’emmène à la maison, Intissar, c’est fini.

Il lui prend doucement le bras. Elle l’entend crier des ordres aux combattants qui l’accompagnent, balancez cet enculé dans le premier fossé venu. Abou Nasser va installer Intissar chez lui à Rawché. Il ira seul enterrer son fils. Marwan va disparaître dans le sol.

Intissar ne sera plus là pour entendre le vacarme de la ville tomber derrière elle, l’exil s’ouvrira comme un précipice au milieu de la mer vide, une ombre immense où s’enfonceront les fusils inutiles et les chars abandonnés, les caresses des morts et des vivants, loin de l’ennemi et du combat qui donnait son sens fragile et vertigineux à l’existence que la défaite vient d’annihiler pour la renvoyer à une errance inquiète, un vagabondage où les pieds, les premiers à avoir ressenti le désastre, frottent mollement la terre et, comme s’ils avaient désormais peur de la blesser, n’y imprimeront plus jamais leur marque.

A force de tendresse, Abou Nasser a réussi à lui faire lâcher le lourd 9 millimètres de Marwan qu’elle serrait de toutes ses forces, comme une partie d’elle-même.

<p>XXI</p>
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Zone
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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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