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Je suis tombé par hasard sur le journal du moncle Gardy. Le mot hasard est ici abusif : j’ai fouillé sa cabine après sa mort, cherchant son eau d’immortalité et d’éventuelles instructions écrites du conseil des dioncles dont je n’aurais pas eu connaissance. Un mot d’abord sur le style de mon coreligionnaire, cette musique qui reflète le moi profond d’un scripteur : mes professeurs m’auraient jugé avec la plus extrême sévérité si je m’étais laissé aller à cette manie de la répétition, à cette scansion incantatoire qui trahit une rigidité mentale quasi pathologique. Le moncle Gardy n’avait d’ailleurs aucune illusion sur ses qualités scripturaires, accordons-lui cette lucidité. Avant de mourir, il m’a confié qu’il n’éprouvait que peu d’attrait pour « la danse de la plume sur le papier », selon l’expression légendaire du grand dioncle Jahern, l’homme qui, au IIIe siècle de notre ère, eut l’idée lumineuse de réintroduire l’écriture dans le sein d’une Église rongée par la décadence et la paresse mentale. Plus intéressant me paraît le contenu du journal du moncle Gardy, principalement ses jugements sur les maudits d’Ester et sur ma modeste personne. Qu’il ait fini par m’assimiler à ceux qu’il ne cesse d’abominer me rend à moi-même sympathique, me prouve en tout cas qu’il n’existe pas de causes perdues, que l’être humain et ses créatures dérivées – cette expression, volontairement provocatrice, me servira d’introduction à l’histoire d’Ester dont je proposerai bientôt une interprétation – ne sont pas prisonniers de leur passé, cette terre arrosée d’une telle amertume qu’elle a perdu depuis longtemps sa fertilité, mais qu’ils peuvent semer dans le présent les germes d’une évolution radicale et permanente. Le moncle Gardy a raison sur un point : je ne serai pas la pierre angulaire de la nouvelle Église, je ne serai pas l’enclume du Moncle sur laquelle viendront se fracasser des millions de têtes. D’une part, rien ne prouve que les maudits d’Ester parviendront au bout de leur périple. Les incidents techniques se sont multipliés ces derniers temps et ont remis en cause le fragile équilibre qui prévalait depuis quelques mois (je parle ici en temps estérien : l’année, qui correspond à une révolution d’Ester autour de l’A, est divisée en quinze mois de trente-sept jours ; chaque mois équivaut à une révolution de Vox autour d’Ester). D’autre part, mes forces déclinent rapidement et, même si nous approchons du but, je ne chercherai en aucune manière à me prolonger en vie. Un réflexe conditionné me pousse chaque matin à ouvrir mon placard pour y chercher une fiole d’eau de l’immortalité, puis je me souviens que je me suis dessaisi de mon élixir de jouvence, et il me faut faire un terrible effort sur moi-même pour accepter ma déchéance, une décrépitude cérébrale et physique d’autant plus rapide et douloureuse qu’elle a été jusqu’alors artificiellement retardée. Mes cent cinquante-deux ans paraissent bien dérisoires en comparaison de l’espérance de vie moyenne des moncles, entre trois et quatre cents ans. Certains atteignent même les cinq siècles, un demi-millénaire, une longévité qui donne le vertige. Un lecteur qui prendrait connaissance de ces notes en conclurait certainement que la mort, maintenant qu’elle avance à grands pas, me terrorise. Il n’aurait pas tout à fait tort : ayant perdu la foi dans l’Un, non pas en tant que principe créateur – l’équivalent de l’ordre cosmique des Kroptes – mais en tant que juge et partie, je me suis également dépouillé de toutes mes certitudes quant au devenir de l’âme après la disparition de l’enveloppe corporelle. Mon cher ego sera-t-il dissolu dans le vide insondable qui m’entoure ? Aurai-je perdu mon principe unitaire, ce centre terriblement attracteur autour duquel tout gravite, tout s’organise ? Autrement dit, l’univers continuera-t-il d’exister sans mes sens pour l’appréhender ? Perplexe, le lecteur pensera alors que le scripteur est non seulement rongé par la peur mais également dévoré par l’orgueil. Eh quoi ! s’exclamera-t-il, voilà un homme qui prétend faire dépendre l’univers entier de sa minuscule personne ! Un atome aurait-il l’audace d’affirmer que le cosmos n’existe pas en dehors de sa microscopique présence ? Très bien, cher lecteur imaginaire, imaginons que je sois mort et toi vivant, une probabilité de l’ordre de 99,9999 % si tu tiens ce journal dans tes mains : l’univers physique sera une réalité pour toi et n’en sera plus une pour moi. Ni toi ni moi n’aurons raison ou tort, car la perception est le seul lien qui nous unit au monde phénoménologique, et pour peu qu’elle s’éteigne, comme une lanterne magnétic dont on aurait pressé l’interrupteur, l’univers cesse d’être. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une simple argutie sophistique mais d’une véritable prise de conscience, d’un sentiment fort et permanent qui me hante comme un démon de l’Amvâya kropte et que je résumerai par cette formule lapidaire : la réalité objective n’a pas de sens. Mais, lecteur obstiné, tu es certainement pétri de ces principes religieux qui t’amènent à réfuter un raisonnement que tu juges spécieux…

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