À l’extérieur de Dœq, il lui avait suffi d’une odeur, d’une sensation pour évaluer ses victimes : chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles appelaient le bourreau, le prédateur, comme des insectes englués sur une toile d’araignée et dont les contorsions désespérées ne servent qu’à prévenir la tisseuse de l’ombre.
Il tenait le rôle de la proie dans ce labyrinthe de cauchemar. Il se souvint du Vahanu-Vör, le serpent géant des contes astafériens qui creusait des trous sous les maisons et surgissait dans les chambres pour dévorer les enfants. La menace avait pris une dimension terrifiante dans l’orphelinat de Vrana administré par les ancils astafériens. Il aurait bien voulu fuir à présent, mais son corps ne lui appartenait plus, synapses déconnectées, centres nerveux anesthésiés, muscles paralysés. Tout ce qu’il était capable de faire, c’était d’écarquiller les yeux, d’assister, impuissant, au spectacle de sa propre mort dans cette obscurité qui préfigurait le vide.
Le Vahanu-Vör – il admettait la créature mystérieuse comme le reptile monstrueux de ses terreurs enfantines pour expliquer son hébétude, son absence de réaction – s’était arrêté tout près de lui. Il ne le voyait toujours pas, mais il percevait un courant froid sur son corps, sur ses jambes en particulier, comme un vent d’hiver subitement figé. Ainsi se comportent la plupart des reptiles, parfaitement immobiles avant l’attaque, s’assurant que leur proie fascinée n’a plus les moyens de se défendre ou de leur échapper. Le caleçon d’Abzalon, entraîné par son propre poids, glissait lentement sur ses cuisses. Son cœur tambourinait comme un forcené dans sa poitrine et ses tympans. Elles avaient dû éprouver les mêmes sensations, les femmes qu’il avait tenues sous son pouvoir pendant des heures avant de les décortiquer, le même envoûtement, la même épouvante.
Le caleçon lui tombait sur les genoux. Qu’attendait le Vahanu-Vör pour se jeter sur lui ? La tension était d’autant plus insupportable qu’il était dans l’incapacité de la soulager, qu’elle se déployait comme une voile gonflée par le vent dans son corps devenu trop étroit, qu’elle lui dilatait les veines, lui tiraillait la peau. Son cœur cognait à coups redoublés sur les barreaux de sa cage thoracique comme un animal rendu fou par sa captivité.
Son caleçon lui effleura les jambes, puis les pieds, le froid le lécha comme une langue venimeuse. Les ténèbres restaient toujours aussi hermétiques, insondables. Elles s’animèrent soudain, parurent s’éloigner, puis se diriger à nouveau dans sa direction. Son urètre se relâcha, des gouttes d’urine lui maculèrent les cuisses. Chiures de rondat, si les autres apprenaient que le grand Abzalon se pissait dessus comme le dernier des froussards, sûr qu’ils n’auraient pour lui plus aucun respect ! De toute façon, les deks n’auraient jamais l’occasion de se moquer de lui. Cette petite défaillance resterait un secret entre le Vahanu-Vör et lui : le serpent le digérerait en deux cycles de Vox et expulserait ses os dans un nid enfoui sous des mètres et des mètres de terre.
Quelque chose d’indescriptible l’effleura, des écailles peut-être. Il se rencogna contre la paroi rugueuse dans l’espoir insensé de passer au travers de la roche et de se soustraire à l’odieux contact. La peau de son dos, pourtant épaisse, s’égratigna en plusieurs endroits sur les aspérités.
Il aurait été incapable d’évaluer le temps que dura ce frôlement. Il en retira seulement l’impression qu’il avait franchi les portes de l’enfer astaférien, là où étaient précipitées les âmes condamnées par les Armakéides à une éternité de souffrance. La créature le traversait plutôt qu’elle ne le touchait. Elle ne transperçait pas seulement son corps mais également son esprit, comme un filet aux mailles extraordinairement fines qui aurait dragué le fond de sa mémoire et recueilli les pensées enfouies pour les remonter à la surface. Des images, des sensations qu’il avait depuis longtemps oubliées, ou bien qui ne lui appartenaient pas, déferlèrent en lui, des visages inconnus, des scènes étranges, des décors mystérieux, des sentiments ignorés, des bouffées d’espoir et de joie, des éclats de souffrance si poignants qu’ils lui tiraient des larmes. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait pleuré, pendant sa petite enfance sans doute, et encore, il était très rapidement devenu insensible, sec. Peut-être la créature avait-elle une façon inhabituelle d’ingérer ses proies ? Peut-être était-il en train de se dissoudre corps et âme dans une substance autrement plus puissante que le suc gastrique d’un serpent ?
Ou alors, il avait sombré dans la folie.