L’ancien prisonnier s’était mis à la tâche sans perdre de temps, comme ces aros domestiques qui se montrent les plus implacables des traqueurs pour leurs congénères sauvages. Il avait d’abord supprimé la viande et tout autre apport protéique, les remplaçant par un brouet clair servi deux fois par jour, avait fermé les deux tiers des cellules sous prétexte qu’elles ne correspondaient plus aux normes d’hygiène, regroupé les détenus, les deks, par cinquante dans des cachots prévus pour dix, coupé l’eau, le magnétic, et enfin, pour donner la touche finale à son œuvre, il avait disséminé des stocks d’armes blanches, poignards, pics, étoiles à six branches, dans divers recoins du pénitencier. Le résultat ne s’était pas fait attendre : les équipes sanitaires avaient retiré et brûlé trente mille cadavres la première année et cinquante mille l’année suivante. Dœq n’avait accueilli dans le même temps que dix mille nouveaux pensionnaires et les conditions étaient à nouveau devenues supportables. Erman Flom avait alors fait condamner d’autres bâtiments, si bien que les quatre-vingt-cinq mille deks restants se retrouvaient désormais rassemblés dans l’enceinte de la prison originelle, séparés de l’extérieur par une quadruple rangée de murs qui rendaient toute évasion impossible. Ils s’entassaient dans les anciennes cellules qui se transformaient en fours pendant les treize cycles d’été de Vox et en chambres de congélation durant les deux cycles d’hiver. Privés d’eau, hormis un jour par semaine où elle s’écoulait en filet minuscule de l’unique robinet de la cellule, ils disposaient, pour satisfaire leurs besoins organiques, de récipients métalliques communs qu’ils vidaient dans un caniveau engorgé. Curieusement, malgré les conditions d’hygiène déplorables, malgré le manque d’espace vital, malgré la multiplication des infections, les deks mouraient rarement de maladie, comme si leur désir de vivre s’enracinait de plus en plus profondément dans la promiscuité, dans la saleté et l’odeur suffocante posée sur le pénitencier tel un couvercle de plomb. Les mentalistes et les techniciens de Vrana étaient revenus à plusieurs reprises pour consulter les registres, établir des statistiques et observer la démographie carcérale avec le même sérieux que des zoologues étudiant les migrations des mammifères marins de l’océan bouillant. Ils en avaient conclu qu’une élite commençait à se dégager, que le gouvernement disposerait bientôt d’une troupe de cinq ou six mille hommes aptes à survivre dans des circonstances extrêmes.
« Les deks, une élite ? avait ricané l’administrateur. Vous parlez de la racaille la plus abjecte qui ait jamais été rassemblée à Dœq ! Des bouchers, des écorcheurs, des dépeceurs, des violeurs, des détraqués de toute sorte… Si vous descendiez dans la fosse, vous verriez à quelle vitesse votre putain d’élite vous taillerait en pièces ! Moi j’éliminerais tous ces dégénérés avant que les vents de l’océan bouillant ne transportent leurs miasmes jusqu’à Vrana. Qu’avez-vous vraiment l’intention d’en faire ?
— Vous le saurez bientôt, ad », avait répondu une mentaliste avec un détestable petit sourire en coin.
« J’crois qu’on est suivis… » murmura Lœllo.
Abzalon lança un regard par-dessus son épaule mais ne distingua aucune silhouette dans la pénombre de la courette. Bien qu’Aloboam, ou l’A, se fût couché depuis plus d’une heure, la chaleur n’avait pas diminué d’un degré. Entre les lignes entrecroisées et scintillantes de la grille magnétic, les crêtes des monts Qvals dominaient le faîte du quatrième mur du pénitencier, baignées d’une lumière crépusculaire qui les métamorphosaient en pics sanglants, les « crocs du sacrifice » selon l’expression d’un ami de Lœllo, un ancien mentaliste qui prétendait avoir vécu pendant plus de vingt ans au milieu des Qvals. Abzalon entrevit, au sommet des tours de surveillance, les formes minuscules et figées des robots sentinelles, les RS, munis de détecteurs thermiques et de foudroyeurs. Bien que Dœq fût devenu un champ de bataille d’où était exclue toute notion de règlement, cela faisait maintenant plus de deux ans qu’ils n’avaient pas craché leurs ondes foudroyantes. Personne ne savait pourquoi Erman Flom, l’ancien assassin sorti de la fosse, le salopard, avait ainsi neutralisé ses redoutables gardiens mais chacun présumait qu’il poursuivait un de ces plans foireux dont il avait le secret.
« J’vois personne », chuchota Abzalon.
Prêt à en découdre avec d’éventuels adversaires, il avait déjà serré ses énormes poings, deux fois plus gros que sa tête, une sphère glabre, luisante et grêlée, perchée au milieu de ses épaules comme un oiseau étourdi. Il n’utilisait jamais d’arme, contrairement à Lœllo qui compensait sa taille moyenne par une façon très personnelle et très efficace de manier les étoiles à six branches.
« J’les vois pas non plus, mais je sens leur présence, insista Lœllo à voix basse. Cinq ou six. »