Abzalon écrasa d’un large mouvement du bras les rigoles de sueur qui couraient sur son torse nu, aussi large et crevassé qu’un tronc d’arbre. Il ne portait rien d’autre qu’un caleçon court dont ses cuisses tendaient le tissu et martyrisaient les coutures. Pas de rupture entre ses mollets et ses chevilles, simplement de la chair épaisse qui tombait en colonnes sur ses pieds déformés. Un front bas, des arcades saillantes, des yeux globuleux, des pommettes effacées, écrasées, une bouche qui ressemblait à une blessure ancienne aux bords mal cicatrisés et un menton fuyant l’apparentaient à un monstre des légendes astafériennes. Comme il ne s’était pas lavé depuis deux ans, il répandait à la ronde une odeur pestilentielle, et le malheureux qui recevait en pleine face son haleine, gâtée par une alimentation déséquilibrée et une dentition pourrie, trouvait tout à coup supportable la puanteur de Dœq. Les plus compatissants parlaient à son propos d’un physique disgracieux, les plus méchants d’une regrettable erreur de la nature, les plus malins ne se moquaient jamais devant lui, car il était d’une redoutable vivacité en dépit de sa corpulence, et il avait tôt fait de saisir la tête de l’impudent entre ses deux battoirs pour l’écraser comme une vulgaire noix de chap-chap. Les autres, y compris Lœllo, le prenaient pour un demeuré, mais c’était un choix délibéré de sa part, une stratégie qu’il avait adoptée dès son plus jeune âge.
La jeune mentaliste qui l’avait interrogé après son arrestation avait parlé à son propos d’intelligence supérieure et de comportement dissimulateur. Elle avait refusé la présence des gardiens lorsqu’elle avait sollicité cet entretien, persuadée qu’elle réussirait à l’apprivoiser avec sa voix musicale et ses paroles mielleuses. Elle représentait tout ce qu’il détestait, la cruauté sous la beauté, la compassion et la douceur apparentes. Il avait eu tellement peur qu’elle ne répande la rumeur de sa duplicité parmi ses codétenus qu’il lui avait fracassé le crâne d’un coup de poing et lui avait arraché la langue, les yeux et le cerveau. Il avait ressenti un immense plaisir à détruire cette femme, plus encore que les cent autres qu’il avait massacrées avant elle. Il avait pris son air le plus stupide lorsque les gardiens, alertés par le bruit, avaient ouvert la porte et l’avaient découvert au milieu de la pièce, les mains, les bras et la poitrine couverts du sang et des débris de cervelle de sa victime. Horrifiés, ils avaient mis plus de deux minutes avant de réagir, puis l’un d’eux, tremblant de rage, avait levé son foudroyeur pour lui brûler le cœur mais l’autre s’était interposé.
Abzalon ayant été déjà condamné à la peine de mort, on l’avait maintenu, jusqu’à la date fixée pour l’exécution de la sentence, dans une minuscule cavité recouverte d’une grille métallique et exposée toute la journée aux implacables rayons de l’A. Un matin, Erman Flom et une dizaine de gardiens étaient venus le chercher et, alors qu’il croyait se diriger d’un pas chancelant vers la salle des puits d’eau bouillante, il avait été réintégré parmi les autres détenus sans aucune explication. Il n’avait pas cherché à savoir d’où tombait cette grâce inespérée – il n’avait ni famille ni ami, et les rares personnes qu’il avait fréquentées du temps de sa liberté n’étaient certainement pas de celles qui pouvaient intervenir auprès des instances judiciaires d’Ester –, il s’était appliqué à survivre dans une arène où le danger guettait à chaque pas, où satisfaire des besoins aussi fondamentaux que manger, dormir, marcher, uriner, déféquer pouvait à tout moment se transformer en épreuve mortelle.