Читаем Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce полностью

Je n’ai pas besoin de vous dire que nous étions très pauvres. Il y a quelque chose de pathétique dans la gêne des vieilles familles, où l’on semble ne continuer à vivre que par fidélité. Vous me demanderez envers qui : envers la maison, je suppose, envers les ancêtres aussi, et simplement envers ce que l’on fut. La pauvreté, mon Dieu, n’a pas beaucoup d’importance pour un enfant ; elle n’en avait pas non plus pour ma mère et mes sœurs, car tout le monde nous connaissait, et personne ne nous croyait plus riches que nous ne l’étions. C’était l’avantage de ces milieux très fermés d’autrefois, qu’on y considérait moins ce que vous étiez que ce que vous aviez été. Le passé, pour peu qu’on y songe, est chose infiniment plus stable que le présent, aussi paraissait-il d’une conséquence bien plus grande. On ne nous prêtait pas plus d’attention qu’il ne fallait ; ce que l’on estimait en nous, c’était un certain feld-maréchal qui vécut à une époque fort lointaine, dont personne, à un siècle près, ne se rappelait la date. Je me rends compte aussi que la fortune de mon grand-père, et les distinctions obtenues par mon bisaïeul, restaient à nos yeux des faits beaucoup plus considérables, même beaucoup plus réels que notre propre existence. Ces vieilles façons de voir vous font probablement sourire ; je reconnais que d’autres, tout à fait opposées, ne seraient pas plus déraisonnables, mais enfin celles-ci nous aidaient à vivre. Comme rien ne pouvait empêcher que nous ne fussions les descendants de ces personnages devenus presque légendaires, rien ne pouvait empêcher non plus qu’on ne continuât de les honorer en nous ; c’était bien la seule part du patrimoine qui fût vraiment inaliénable. On ne nous reprochait pas d’avoir moins d’argent et de crédit qu’ils n’en avaient possédé ; cela était trop naturel ; il y aurait eu, à vouloir égaler ces gens célèbres, je ne sais quoi d’inconvenant comme une ambition déplacée.

Ainsi, la voiture qui nous menait à l’église eût semblé démodée ailleurs qu’à Woroïno, mais là, je pense qu’une voiture nouvelle eût choqué davantage, et si les robes de notre mère duraient un peu trop longtemps, on ne le remarquait pas non plus. Nous, les Géra, n’étions pour ainsi dire que la fin d’un lignage, dans ce très vieux pays de la Bohême du Nord. On aurait pu croire que nous n’existions pas, que des personnages invisibles, mais beaucoup plus imposants que nous-mêmes, continuaient à emplir de leurs images les miroirs de notre maison. Je voudrais éviter jusqu’au soupçon de rechercher un effet, surtout à la fin d’une phrase, mais on pourrait dire, en un certain sens, que ce sont les vivants, dans les vieilles familles, qui semblent les ombres des morts.

Il faut me pardonner de m’attarder si longtemps à ce Woroïno d’autrefois, car je l’ai beaucoup aimé. C’est une faiblesse, je n’en doute pas, et l’on ne devrait rien aimer, du moins rien aimer particulièrement. Ce n’était pas que nous y fussions très heureux ; du moins, la joie n’y habitait guère. Je ne crois pas me rappeler d’y avoir entendu un rire, même un rire de jeune fille, qui ne fût pas étouffé. On ne rit pas beaucoup, dans les vieilles familles. On finit même par s’habituer à n’y parler qu’à voix basse, comme si l’on craignait d’y réveiller des souvenirs, qu’il est vraiment préférable de laisser dormir en paix. On n’y était pas malheureux non plus, et je dois dire aussi que je n’y ai jamais vu pleurer. Seulement, on y était un peu triste. Cela tenait au caractère encore plus qu’aux circonstances, et tout le monde admettait, autour de moi, que l’on pût être heureux sans jamais cesser d’être triste.

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