Combien difficile de ne pas être injuste envers soi-même ! Je vous disais tout à l’heure que mon adolescence avait été sans troubles ; je le crois ; je me suis souvent penché sur ce passé un peu puéril et si triste ; j’ai tâché de me rappeler mes pensées, mes sensations, plus intimes que des pensées, et jusqu’aux rêves. Je les ai analysés pour voir si je n’y découvrais pas quelque signification inquiétante, qui alors m’avait échappé, et si je n’avais pas pris l’ignorance de l’esprit pour l’innocence du cœur. Vous connaissez les étangs de Woroïno ; vous dites qu’ils ressemblent à de grands morceaux de ciel gris tombés sur la terre, et qui s’efforceraient de remonter en brouillard. Enfant, j’en avais peur. Je comprenais déjà que tout a son secret, et les étangs comme le reste, que la paix, comme le silence, n’est jamais qu’une surface, et que le pire des mensonges est le mensonge du calme. Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être toute la vie. Je songe à des circonstances, trop petites pour que je vous les rapporte, que je ne remarquai pas alors, mais où je distingue maintenant les premiers frémissements avertisseurs (frémissements de la chair et frémissements du cœur), comme ce souffle de Dieu dont parle l’Écriture. Il y a certains moments de notre existence où nous sommes, de façon inexplicable et presque terrifiante, ce que nous deviendrons plus tard. Il me semble, mon amie, avoir si peu changé ! L’odeur de la pluie m’arrivant par une fenêtre ouverte, un bois de trembles sous la brume, une musique de Cimarose, que les vieilles dames me faisaient jouer parce que, j’imagine, cela leur rappelait leur jeunesse, moins encore, une qualité particulière du silence, que je ne trouve qu’à Woroïno, suffisent à rendre non avenus tant de pensées, d’événements et de peines, qui me séparent de cette enfance. Je pourrais presque admettre que l’intervalle n’a duré qu’un peu moins d’une heure, qu’il ne s’agit que d’une de ces périodes de demi-sommeil, où je tombais souvent à cette époque, pendant lesquelles la vie et moi n’avions pas le temps de nous modifier beaucoup. Je n’ai qu’à fermer les yeux ; tout se comporte exactement comme alors ; je retrouve, comme s’il ne m’avait pas quitté, ce jeune garçon timide, très doux, qui ne se croyait pas à plaindre, et qui me ressemble tant que je le soupçonne, injustement peut-être, d’avoir pu me ressembler en tout.
Je me contredis, je le vois bien. Sans doute en est-il de cela comme des pressentiments, qu’on se figure avoir eus parce qu’on aurait dû les avoir. Le plus cruel résultat de ce que je suis bien forcé d’appeler nos fautes (ne fût-ce que pour me conformer à l’usage) est de contaminer jusqu’au souvenir du temps où nous ne les avions pas commises. C’est là, justement, ce qui m’inquiète. Car enfin, si je me trompe, je ne puis savoir dans quel sens, et je ne déciderai jamais si mon innocence d’alors était moins grande que je ne l’assurais tout à l’heure, ou si je suis maintenant moins coupable que je ne m’oblige à le penser. Mais je m’aperçois que je n’ai rien expliqué.