Читаем Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce полностью

Mon ami ne me pardonna jamais la perte de ce vieillard imprudent et mal informé, mais il soutint jusqu’au bout en public cette conduite qu’à part soi il jugeait inexcusable. Debout devant la fenêtre, j’écoutais parler Conrad sans l’interrompre ; bien plus, je l’entendais à peine. Une petite figure se détachant sur le fond de neige, de boue et de ciel gris, occupait mon attention, et ma seule crainte était que Conrad se levât en boitillant, et vînt à son tour jeter un coup d’œil du côté de la vitre. La fenêtre donnait sur la cour, et, par-delà l’ancienne boulangerie, on apercevait un tournant de la route qui menait au village de Mârba, sur l’autre berge du lac. Sophie marchait péniblement, arrachant du sol avec effort ses lourdes bottes qui laissaient derrière elle des empreintes énormes ; elle courbait la nuque, aveuglée sans doute par le vent, et son baluchon la faisait ressembler de loin à une colporteuse. Je retins mon souffle jusqu’au moment où sa tête enveloppée d’un châle eut plongé derrière le petit mur en ruine qui bordait la route. Le blâme que la voix de Conrad continuait à déverser sur moi, je l’acceptais en échange des reproches justifiés qu’il eût été en droit de me faire, s’il avait su que je laissais Sophie s’éloigner seule et sans espoir de retour dans une direction inconnue. Je suis sûr qu’elle n’avait à ce moment que juste assez de courage pour marcher droit devant soi sans tourner la tête en arrière ; Conrad et moi l’eussions facilement rejointe et ramenée de force, et c’est précisément ce que je ne voulais pas. Par rancune d’abord, et parce que, après ce qui s’était passé d’elle à moi, je ne pouvais plus supporter de voir de nouveau s’établir et durer entre nous cette même situation tendue et monotone. Par curiosité aussi, et ne serait-ce que pour laisser aux événements la chance de se développer d’eux-mêmes. Une chose au moins était claire : elle n’allait certes pas se jeter dans les bras de Volkmar. Contrairement aussi à l’idée qui un moment m’avait traversé l’esprit, ce chemin de halage abandonné ne la conduisait pas aux avant-postes rouges. Je connaissais trop Sophie pour ne pas savoir qu’on ne la reverrait jamais vivante à Kratovicé, mais je gardais en dépit de tout la certitude qu’un jour ou l’autre nous nous retrouverions face à face. Même si j’avais su dans quelles circonstances, je crois que je n’aurais rien fait pour me mettre en travers de sa route. Sophie n’était pas une enfant, et je respecte assez les êtres, à ma manière, pour ne pas les empêcher de prendre leurs responsabilités.

Si étrange que cela puisse paraître, près de trente heures passèrent avant que la disparition de Sophie fût remarquée. Comme il fallait s’y attendre, ce fut Chopin qui donna l’alerte. Il avait rencontré Sophie la veille, vers midi, à l’endroit où le chemin de Mârba quitte la berge et s’enfonce dans le petit bois de sapins. Sophie avait réclamé de lui une cigarette, et, se trouvant à court, il avait partagé avec elle la dernière d’un paquet. Ils s’étaient assis côte à côte sur le vieux banc qui demeurait là, témoin branlant d’une époque où tout l’étang se trouvait compris dans les limites du parc, et Sophie avait demandé des nouvelles de la femme de Chopin, qui venait d’accoucher dans une clinique de Varsovie. En le quittant, elle lui avait recommandé de garder le silence sur cette rencontre.

— Surtout, pas de bavardages, as-tu compris ? Vois-tu, mon vieux, c’est Éric qui m’envoie.

Chopin était habitué à lui voir porter pour moi des messages dangereux, et à ne me désapprouver qu’en silence. Le lendemain pourtant, il me demanda si j’avais chargé la jeune fille d’une mission du côté de Mârba. Je dus me contenter de hausser les épaules ; Conrad inquiet insista ; il ne me resta qu’à mentir et à déclarer que je n’avais pas revu Sophie depuis mon retour. Il eût été plus prudent d’admettre que je l’avais croisée sur une marche d’escalier, mais on ment presque toujours pour soi-même, et pour s’efforcer de refouler un souvenir.

Le jour suivant, des réfugiés russes nouveaux venus à Kratovicé firent allusion à une jeune paysanne en pelisse de fourrure qu’ils avaient rencontrée le long de la route, sous l’auvent d’une hutte où ils s’étaient reposés pendant une rafale de neige. Ils avaient échangé avec elle des saluts et des plaisanteries gênées par leur ignorance du dialecte, et elle leur avait offert de son pain. Aux questions que l’un d’entre eux lui avait alors posées en allemand, elle avait répondu en secouant la tête, comme si elle ne connaissait que le patois local. Chopin décida Conrad à organiser dans les environs des recherches, qui n’aboutirent pas. Toutes les fermes de ce côté étaient abandonnées, et les empreintes solitaires qu’on rencontra sur la neige auraient aussi bien pu appartenir à un rôdeur ou à un soldat. Le lendemain, le mauvais temps découragea Chopin lui-même de continuer ses explorations, et une nouvelle attaque des Rouges nous força à nous occuper d’autre chose que du départ de Sophie.

Перейти на страницу:

Похожие книги