Читаем Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce полностью

Ce n’était pas qu’une brutalité gratuite. Un homme à court de certitudes va loin dans le champ des hypothèses. Si l’une des dernières aventures de Sophie avait eu des suites, la jeune fille m’eût fui sans doute exactement comme elle l’avait fait, et la dispute sur l’escalier aurait pu servir à camoufler les secrètes raisons de ce départ.

— Voyons, monsieur l’officier. Une personne comme la jeune comtesse, ça n’est tout de même pas une de ces paysannes.

Elle finit par avouer que Sophie s’était rendue à Lilienkron dans l’intention d’emprunter des vêtements d’homme ayant appartenu à Grigori.

— Elle les a essayés à cette place où vous êtes, monsieur l’officier. Je ne pouvais tout de même pas lui refuser ça. Mais les vêtements n’allaient pas : elle était trop grande.

Je me souvins en effet que Sophie, âgée de seize ans, dépassait déjà le chétif commis de librairie de toute la tête. Il était comique de l’imaginer s’efforçant d’enfiler les pantalons et la veste de Grigori.

La mère Loew lui avait offert des vêtements de paysanne, mais Sophie avait tenu à son idée, et on avait fini par lui dénicher de sortables habits d’homme. On lui avait aussi fourni un guide.

— Qui est-ce ?

— Il n’est pas de retour, se contenta de répondre la vieille Juive, dont les bajoues se mirent à trembler.

— Et c’est parce qu’il n’est pas de retour que vous êtes cette semaine sans lettre de votre fils. Où sont-ils ?

— Si je le savais, monsieur, je crois que je ne vous le dirais pas, fit-elle avec une certaine noblesse. Mais à supposer que je l’aie su il y a quelques jours, vous pensez bien que mes renseignements seraient périmés à l’heure qu’il est.

C’était le bon sens même, et cette grosse femme qui montrait malgré soi tous les signes de la terreur physique ne manquait pas d’un secret courage. Ses mains croisées sur son ventre tremblaient convulsivement, mais les baïonnettes eussent été aussi impuissantes avec elle qu’avec la mère des Macchabées. J’étais déjà résolu à laisser la vie sauve à cette créature qui n’avait fait après tout qu’entrer dans la partie obscure que Sophie et moi jouions l’un contre l’autre. Ceci n’arrangea rien, car la vieille Juive se fit assommer par des soldats quelques semaines plus tard, mais en ce qui me concernait, j’aurais aussi bien pu écraser une chenille que cette malheureuse. J’aurais montré moins d’indulgence si c’eût été Grigori ou Volkmar que j’avais tenu en face de moi.

— Et mademoiselle de Reval vous avait sans doute confié depuis longtemps son projet ?

— Non. Il en avait été question l’automne dernier, fit-elle avec ce timide coup d’œil qui cherche à se rendre compte si l’interlocuteur est renseigné. Elle ne m’en avait pas reparlé depuis.

— Bien, fis-je en me levant, et j’introduisis du même coup le paquet charbonneux des lettres de Grigori dans une de mes poches.

J’avais hâte de quitter cette chambre où la pelisse de Sophie, jetée sur un coin de sofa, m’attristait comme la présence d’un chien sans maître. Je resterai persuadé jusqu’à ma mort que la vieille Juive l’avait exigée en payement de ses bons offices.

— Vous savez à quels risques vous vous êtes exposée en aidant Mademoiselle de Reval à se faire conduire chez l’ennemi ?

— Mon fils m’a dit de me mettre au service de la jeune comtesse, me répondit la sage-femme qui semblait se soucier fort peu de la phraséologie des temps nouveaux. Si elle est parvenue à le rejoindre, ajouta-t-elle comme malgré soi, et sa voix ne put retenir un caquètement d’orgueil, je pense que mon Grigori et elle se seront mariés. Cela facilite aussi les choses.

Dans le camion qui me ramenait à Kratovicé, je me mis à rire tout haut de ma sollicitude à l’égard de la jeune Madame Loew. Toutes les probabilités étaient certes pour que le corps de Sophie se trouvât en ce moment étendu dans un fossé ou derrière un buisson, les genoux repliés, les cheveux souillés de terre, pareil au cadavre d’une perdrix ou d’une faisane endommagée par un braconnier. Des deux possibilités, il est naturel que j’eusse préféré celle-là.

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